France – Les musulmans invisibles de la République

Enquête - On parle beaucoup d’eux mais on ne les entend jamais. Loin des stigmatisations attisées surtout par l’extrême droite, ils sont nombreux à vivre leur foi sereinement, rejetant le fondamentalisme au profit d’une laïcité éclairée.

Le Monde – Assise au bord de son canapé, le dos droit et le verbe tranchant, Sophia Idris montre un petit carnet en toile sur lequel elle a couché ces mots pleins de colère : « L’islamisme fait peur et compromet nos vies. Les poupées sans visage, la prière obligatoire à l’école, l’apprentissage du Coran par des enfants de maternelle qui ne saisissent pas le sens des textes concourent au dévoiement insupportable de l’islam. Comment pouvons-nous accepter cette perversion de l’islam qui consiste à nous couper de notre rapport aux autres ? » Ce texte, elle l’a écrit fin janvier, quelques jours après la diffusion d’un reportage de « Zone interdite » (M6) sur l’islamisme radical à Marseille et à Roubaix. Il sera à l’origine d’une tribune collective publiée dans Le Monde le 1er février.

Sophia Idris a 36 ans, trois enfants, un master de microbiologie appliquée et la volonté farouche de lutter contre l’injustice et l’obscurantisme. Elevée à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, elle vit près du canal Saint-Martin, dans l’Est parisien. Musulmane pratiquante, elle a suivi sa scolarité dans un établissement catholique n’accueillant que des filles. Chaque Noël, elle installe une petite crèche au cœur de l’appartement, « parce que Jésus est un grand prophète dans l’islam ».

Sophia Idris, avec ses trois enfants, chez elle à Paris, en février 2022.

 

La trentenaire a gardé le nom de son père, arrivé de Tunisie à 20 ans pour travailler dans le bâtiment. « Lui a commencé à pratiquer à 50 ans, mais il est très assidu, souligne-t-elle avec entrain. Il a une vision similaire à Pascal : il pratique au cas où Dieu existe. » Sophia Idris se sent française et républicaine, « comme des millions de musulmans qui vivent dans ce pays ». Le 18 octobre 2020, dans la manifestation parisienne qui rendait hommage au professeur Samuel Paty assassiné deux jours plus tôt par un terroriste tché­tchène, elle portait un masque où l’on pouvait lire ces lettres écrites au feutre noir : « musulmane et indignée ».

 

Une minorité mise à l’index

 

Combien sont-ils, ces hommes et ces femmes de culture ou de confession musulmanes à se sentir stigmatisés dès qu’ils allument leur poste de télévision ? Combien sont-ils à garder pour eux leur colère ? Le 10 mars encore, dans le débat qui l’opposait à la candidate LR Valérie Pécresse en prime time sur LCI, Eric Zemmour prononçait ces mots : « Oui, l’islam et l’islamisme, c’est la même chose ! », symbole d’une campagne où l’extrême droite a fait du musulman la figure repoussoir.

Sophia Idris n’est pas une exception. Des musulmans, simples croyants, héritiers de plusieurs cultures, pratiquent leur religion sans bruit. Chacun à sa manière dans cette République laïque qu’ils ont faite leur. Chez certains se dessine une critique envers les traditions religieuses. Chez d’autres une pudeur, voire une réserve à s’exprimer sur des pratiques qui relèvent de l’intime. Dans une société qui se tend dès qu’il est question d’islam, ils forment une majorité silencieuse au sein d’une minorité stigmatisée.

 

L’islam est, après le catholicisme, la religion qui rassemble le plus de fidèles en France. D’après un rapport du Sénat de juillet 2020, l’estimation la plus précise se situe entre 3,3 millions et 5 millions de personnes – la loi interdit toutes statistiques ethniques ou religieuses. Beaucoup, dans l’Hexagone, revendiquent leur culture musulmane sans véritablement se définir comme musulmans. Seulement 1,8 million d’entre eux serait des « pratiquants », réguliers ou non.

 

Le refus du fondamentalisme

 

Monia Boujendar, 49 ans, fait partie de ceux-là. Elle a donné rendez-vous dans une petite enseigne de restauration rapide au cœur du centre commercial Belle-Epine, à Thiais, dans le Val-de-Marne. Née au Maroc, elle vit en France depuis l’âge de 5 ans. Cadre pour une prestigieuse société américaine, elle élève un jeune fils à qui elle parle indistinctement en français ou en arabe. Elle a toujours voté, « en général écolo par défaut ».

Pendant sa pause déjeuner, elle évoque les « unes » « racoleuses » des magazines et le contenu des chaînes d’information en continu. « Il faudrait que les gens arrêtent de croire ce qu’ils entendent à longueur de journée. Et ça passe d’abord par l’éducation. Peut-être faudrait-il qu’on élève un peu plus notre voix, pour dire que, nous aussi, nous sommes musulmans et que l’on ne crie pas “Allah akbar” dans la rue. Ce n’est pas ça, l’islam ! Mais on ne veut pas faire de bruit, on ne veut pas s’exposer. Aux yeux des autres. De tous les autres. De tous les bords. C’est peut-être là, notre tort. »

« Dans les débats publics, l’islam est perçu comme un problème et une menace. Nous ne sommes disposés à ne voir de l’islam que sa déviance, l’islamisme. » Hicham Benaissa, sociologue

Monia Boujendar souffle sur son thé brûlant et raconte « son » 13 novembre 2015. Ce soir-là, elle dîne avec des amies à quelques centaines de mètres du Bataclan. Devant la vitrine du restaurant, elle voit passer les terroristes avec leurs armes. « Mais comment peut-on imaginer que nous avons quelque chose en commun avec eux ? s’interroge-t-elle, marquée à jamais par les tueries qui suivront. Tout cela salit l’image de l’islam. Mais nous ne pouvons pas combattre ceux qui assimilent l’islam et l’islamisme, l’islam et le terrorisme. Nous ne sommes pas armés contre eux. Ils auront toujours une longueur d’avance, ils arriveront toujours à convaincre. »

A quelques tables de distance, deux femmes sont assises sous des écrans de télévision bloqués sur BFM-TV. La première porte une longue tunique qui couvre ses cheveux et son corps et laisse le visage découvert. La seconde est entièrement voilée, on ne distingue que ses yeux. « La foi nous relie, mais nous n’avons pas la même conception de notre religion », souffle Monia Boujendar en baissant la voix. Elle pratique en toute discrétion. Lorsqu’il lui arrive de prier sur son lieu de travail, elle réserve pour quelques instants une salle de réunion inoccupée.

 

Un déficit de représentation

 

Ceux qui pratiquent en silence sont par définition « invisibles », souligne Hicham Benaissa, sociologue rattaché au Groupe sociétés, religions, laïcités (GSRL), un laboratoire de recherche du CNRS et de l’Ecole pratique des hautes études. « Paradoxalement, nous ne voulons pas voir cette masse de musulmans français qui établissent un rapport tout à fait ordinaire à leur foi. Parce que, dans les débats publics, l’islam est perçu comme un problème et une menace. Nous ne sommes disposés à ne voir de l’islam que sa déviance, l’islamisme. »

 

Le chercheur pointe un « immense malaise » de la société face aux Français musulmans : « Le groupe silencieux de la population musulmane est pris au piège d’une double injonction contradictoire et insoluble. D’un côté, on leur demande de se taire, de “s’invisibiliser”, d’abandonner leurs différences sur le thème des valeurs de la République et de la laïcité. De l’autre, on leur demande de prendre la parole, souvent pour condamner tel ou tel acte, au nom même de leur identité religieuse. »

Contrairement aux institutions catholiques et juives, l’islam n’a pas de figures représentatives en France. « Chez les musulmans, il n’y a pas de clergé. Chacun est maître de ses croyances », explique Samir Allaoui, franco-marocain et directeur d’une agence bancaire à Sèvres, dans les Hauts-de-Seine. Il n’y a d’ailleurs pas une communauté mais des communautés musulmanes en France. Il y a des Maghrébins, des Turcs, des subsahariens… Il y a des sunnites, des chiites, des soufis… Alors pourquoi parler de cette population “unique” qui n’existe pas en tant que telle ? »

Marwan Sinaceur, chez lui, à Paris, en mars 2022.

 

Créé en 2003, le Conseil français du culte musulman (CFCM) n’a jamais réussi à fédérer l’ensemble des associations et mouvements cultuels liés à l’islam. Parasitée par l’intervention de pays étrangers depuis deux décennies, l’institution est amenée à disparaître dans les prochaines semaines, pour pouvoir faire émerger une organisation plus représentative. Le 5 février 2022, une nouvelle plate-forme, le Forum de l’islam de France (Forif), s’est réunie à l’initiative du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, afin de relancer le dialogue entre les pouvoirs publics et le culte musulman. Mais, pour beaucoup, son rôle demeure flou.

 

Madame Bovary et le Coran

 

La grande majorité des musulmans de France ne se sent pas concernée par la lutte intestine des islams et autres mosquées de consulat. Ils pratiquent leur religion seuls ou en famille. Sans faire de bruit, sans rien demander. Né à Paris, Marwan Sinaceur, 50 ans, a grandi en lisant la comtesse de Ségur, Anatole France et Stendhal. Au milieu de son salon cossu, le professeur de ­psychologie sociale à l’Essec évoque pêle-mêle sa passion pour Kant, Nietzsche et Rousseau. Sa foi dans le Coran aussi. Comme tant d’autres, il est français de culture et marocain de sang. Il aime la laïcité et se revendique musulman.

« Il n’y a rien dans le Coran qui soit incompatible avec le fait de vivre en France et surtout d’apprécier la France. » Marwan Sinaceur, professeur de psychologie sociale

En octobre 2020, quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, le professeur a écrit une tribune sur le site du Huffington Post intitulée : « Je suis musulman, je condamne donc le terrorisme. Sans appel. Sans nuance. Sans mesure. » « Ça a été mon premier engagement citoyen ! », souligne-t-il. Très croyant, Marwan Sinaceur trouve les caricatures publiées par Charlie Hebdo blessantes, mais il défend la liberté d’expression et la laïcité avant tout. « Pour moi, un basculement s’est opéré au moment du débat sur l’identité nationale en 2009 [sous la présidence de Nicolas Sarkozy]. Il a libéré chez quelques-uns une certaine parole raciste envers les musulmans. Ils ne peuvent plus critiquer les Arabes ouvertement, parce que c’est du racisme. En revanche, il y a le droit au blasphème, donc ils peuvent critiquer les religions… »

Lui a été élevé dans un milieu ouvert et lettré. Ses mots sont pesés, précis : « Mes parents sont philosophes : ils m’ont toujours dit que, pour comprendre Flaubert, il est préférable de lire Madame Bovary plutôt que cinq fiches de lecture. C’est la même chose avec le Coran, il faut lire le texte pour s’en faire une idée. Il faut avoir une culture précise, ancrée sur la connaissance des textes. Il n’y a rien dans le Coran qui soit incompatible avec le fait de vivre en France et surtout d’apprécier la France. »

 

Dérives sémantiques

 

« Je cherche juste à être perçu comme un citoyen français à part entière, indique aussi Larbi Ouchelh, mais c’est un combat de tous les jours. » Né au sud de Tiznit, au Maroc, il a grandi dans une petite cité HLM de Pontoise, dans le Val-d’Oise. Son père a immigré en France au milieu des années 1970 pour travailler en banlieue parisienne comme ouvrier, d’abord à l’usine Talbot puis chez Peugeot. Le fils a gravi l’échelle sociale. Diplômé d’une école d’ingénieurs, il travaille dans les technologies de l’information.

A sa sortie du bureau, devant un gratte-ciel vitré du quartier de la Défense, ce quadragénaire en chemise et pantalon de toile parle vite. Ses mots sont sans concession : « Nous sommes tout le temps “maghrébins” et, de fait, tout le temps “musulmans”, que l’on soit croyants ou non, pratiquants ou non. On nous renvoie constamment à cette identité. Alors on ne se bat plus contre ça, on l’accepte. »

Depuis plus de cinquante ans s’est opérée en France une lente dérive sémantique : on a d’abord parlé de « travailleurs immigrés », décrits à travers leur fonction économique et sociale ; puis est venu le temps des « beurs » (arabe en verlan) et, au début des années 1990, le temps des « musulmans ». Une rhétorique religieuse qui perdure dans la manière de désigner cette population principalement issue du Maghreb et d’Afrique subsaharienne.

Samir Allaoui est convaincu que la stigmatisation de l’islam est liée à des questions d’emploi et de pouvoir d’achat. Natif du Maroc, il avait 4 ans quand il est arrivé dans la petite ville de Migennes, dans l’Yonne. C’était en 1977, un an après la signature du décret sur le regroupement familial. Ce n’est qu’à son voyage de noces, en 2005, qu’il est retourné pour la première fois sur sa terre natale. « Ce n’est pas parce que je m’appelle Samir que je ne suis pas citoyen de la République, lance d’emblée cet homme de 48 ans. J’ai voté immédiatement après mes 18 ans, j’ai fait mon service national, je paye mes impôts en France, je participe à la vie économique. »

Samir Allaoui, chez lui à Versailles, en mars 2022.

 

Dans son agence bancaire de Sèvres, Samir Allaoui voit défiler toutes sortes de profils et prend l’exemple de quelqu’un qui pourrait être une de ses clientes : « Quand une auxiliaire de vie dans une maison de retraite dit vouloir voter pour Zemmour, ce n’est pas parce qu’elle a eu des problèmes avec des personnes issues de l’immigration ou de culture musulmane, c’est seulement qu’elle souhaite gagner de quoi payer son loyer, sa nourriture et son essence. Si les conditions de vie s’améliorent, les musulmans ne seront plus en première ligne, veut-il croire. Nous serons alors en paix. »

 

Un voile mal vu

 

Ryzlene Abdelmalek ne vit pas vraiment en paix. La jeune fille de 19 ans sort de la bibliothèque Sainte-Geneviève, à Paris, un long foulard couleur sable sur les cheveux. Elle est coquette, piercing à la narine et collier ras du cou, où se dessine le mot « amour » en arabe. Contre l’avis de ses parents, d’origine algérienne, elle a décidé de porter le voile.

« J’ai grandi avec des Tom, des Mamadou, des Mohammed, je ne peux pas me refermer. Ce qui m’intéresse dans l’idée de devenir maîtresse, c’est de partager et de transmettre les valeurs de la République. » Ryzlene Abdelmalek, étudiante

C’était le 23 février 2020, au deuxième trimestre de sa terminale, à Cergy-Pontoise, dans le Val-d’Oise. Sa vie a changé depuis : « On veut me faire ressentir que je ne suis pas à ma place. Ce sont des petits gestes de tous les jours, des comportements qui changent dès que l’on voit que je mets le voile, des regards déplacés, des petites réflexions dans la rue. » Même s’il cristallise à lui seul de nombreuses crispations liées à l’islam, elle dit du foulard qu’il « n’est qu’un bout de tissu ». « Comme rien de précis n’est écrit sur le voile dans le Coran, chacune le porte comme elle le ressent. »

En deuxième année en sciences du langage à l’université Paris-Nanterre, elle rêve de devenir professeure des écoles, mais sait que cette étole peut devenir un obstacle au métier tant désiré. « On me dit que ça va être compliqué parce qu’être professeur c’est plus qu’un métier, c’est une identité. Quelqu’un dans un bureau, à la sortie de son travail, on ne le voit plus comme un collègue. Alors que, quand on est professeur des écoles, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Comment je vais faire si je croise des élèves ou des parents en dehors de l’établissement et qu’ils découvrent que je porte le voile ? »

 

Pour autant, la jeune femme ne veut pas enseigner dans une école privée musulmane, « parce que ce n’est pas ça, la France ! » Elle poursuit : « Moi, j’ai grandi avec des Tom, des Mamadou, des Mohammed, je ne peux pas me refermer. Ce qui m’intéresse dans l’idée de devenir maîtresse, c’est de partager et de transmettre les valeurs de la République. De voir grandir les enfants avec leurs différences. » Ses amis lui disent de quitter la France pour s’épanouir, de partir en Angleterre ou à Dubaï, où elle pourra porter son voile en toute liberté. Ryzlene Abdelmalek s’y refuse : « Non, moi j’adore la France, je veux rester en France ! »

 

Partir ou revenir ?

 

D’autres sont partis, comme l’évoquait un article du New York Times, « Le départ en sourdine des musulmans de France », publié le 13 février 2022. Ce phénomène récent, minoritaire mais bien réel, semble concerner essentiellement des CSP +, partis offrir leurs compétences sur le marché du travail à l’étranger tout en vivant plus ouvertement leurs pratiques religieuses.

Certains optent pour le mouvement inverse. Le professeur à l’Essec Marwan Sinaceur a vécu cinq ans aux Etats-Unis, où il a obtenu un diplôme de la prestigieuse université Stanford, en Californie. Malgré la méfiance envers les musulmans qu’il peut parfois ressentir en France, il a décidé de rentrer pour vivre et enseigner dans son pays natal. « C’était un choix affectif. Je voulais que mes enfants soient français, qu’ils grandissent en France, pour une question de culture, d’appartenance. »

Ibrahima Leye, 40 ans, a lui aussi pris la décision de revenir. Né aux Lilas, en Seine-Saint-Denis, le jeune homme au regard joyeux et à la barbe bien taillée est le fils de parents originaires de la région de Touba, au Sénégal. Il a grandi à Bagnolet, a obtenu un BTS de gestion puis a travaillé six ans à Dublin, en Irlande : « Là-bas, c’est business entre 9 heures et 17 heures… et après, on s’en fout que vous soyez musulman, LGBT ou punk ! » A la suite de la crise des subprimes, il est rentré en 2008.

 

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Source : Le Monde

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