Guerre en Ukraine : « La poutinophilie d’une partie des Africains relève d’abord d’un rejet de l’Occident »

Le chercheur Paul-Simon Handy décrypte le positionnement des Etats du continent et des opinions publiques vis-à-vis de l’invasion russe et de Moscou.

 Le Monde – Alors que l’Assemblée générale des Nations unies (ONU) a adopté, mercredi 2 mars, à une écrasante majorité, une résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, une bonne partie des Etats africains se sont abstenus ou n’ont pas pris part au vote. Paul-Simon Handy, chercheur camerounais au bureau d’Addis-Abeba (Ethiopie) de l’Institut d’études de sécurité, décrypte la position ambiguë du continent dans le conflit.

 

Dix-sept pays africains se sont abstenus de voter une résolution condamnant l’agression russe en Ukraine. Est-ce une surprise ?

 

Paul-Simon Handy Non, on pouvait même s’attendre à un nombre plus important d’abstentionnistes africains pour deux raisons. L’éloignement géographique du conflit crée une certaine distance émotionnelle. Par ailleurs, le fait que la guerre implique de grandes puissances réveille, comme souvent en Afrique, un réflexe de non-alignement. C’est un positionnement opportuniste qu’adoptent les pays africains quand un conflit met dos à dos des partenaires majeurs.

 

Ce qu’il faut retenir, ce n’est donc pas l’abstention ou le vote contre la résolution (seule l’Erythrée s’y est opposé en Afrique), mais plutôt l’adhésion massive des pays africains à la condamnation de l’invasion russe. Ils sont 28 sur 55 à l’avoir approuvée. C’est plus que lors du vote de la résolution de 2014 qui condamnait l’annexion de la Crimée.

Cela démontre qu’une majorité de pays africains tiennent au principe de l’intangibilité des frontières et la reconnaissance par les grands pays de l’intégrité territoriale des petits pays, des normes non négociables pour eux. Mais, d’une manière générale, depuis Moscou, l’abstention a été perçue comme une victoire, voire un geste amical.

 

Sept pays n’ont pas pris part au vote, dont la Guinée et le Burkina Faso, deux pays actuellement dirigés par des putschistes. Cette configuration politique a-t-elle pu jouer un rôle ?

 

Ces pays ne veulent pas se fermer la moindre porte. Car en Guinée comme au Burkina Faso, les mécanismes de transition peinent encore à se mettre en place. Leurs dirigeants n’attendent pas de clémence des organisations régionales, de la France et de l’Union européenne. En refusant de participer au vote, Conakry et Ouagadougou laissent toutes les options ouvertes. Par ailleurs, on sait que les putschistes de ces deux pays ont été approchés par les mercenaires russes ces dernières semaines. Il s’agit donc de ne pas irriter un potentiel allié.

 

L’abstention du Sénégal a été très remarquée car c’est un pays réputé proche de la France. Comment expliquez-vous le vote sénégalais ? Est-il guidé par la peur de mécontenter la frange de l’opinion anti-occidentale et opposée à la France ?

 

Je suis marqué par la surprise que suscite l’abstention du Sénégal chez les observateurs français et européens. Ils se laissent aller à une caporalisation de l’émotion et souhaiteraient voir leur émotion partagée avec la même intensité par les Africains.

La position du Sénégal révèle surtout une double position. Macky Sall, en tant que président en exercice de l’Union africaine, a signé un communiqué condamnant l’agression russe. Et pourtant, en tant que représentant du Sénégal, il s’est abstenu lors du vote de la résolution onusienne.

 

L’Union africaine a donc réaffirmé son attachement à un principe sacro-saint, le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale. Mais le Sénégal a voté en fonction de ses intérêts propres, se réservant une marge de manœuvre vis-à-vis de Moscou, d’autant que le pays entre dans une nouvelle ère.

La perspective de voir s’accroître des revenus générés par les ressources naturelles nouvellement découvertes – pétrole, gaz – risque d’aiguiser les appétits, de générer des tensions et une éventuelle insécurité. Pour se prémunir contre ces secousses, le Sénégal multiplie les partenaires, y compris chez les émergents avec la Turquie et la Russie. En réalité, les Etats africains qui se sont abstenus l’ont fait en fonction d’intérêts nationaux.

 

Certains observateurs évoquent aussi le rôle joué par les campagnes de désinformation russes dans certains Etats africains, susceptibles de déstabiliser certains pouvoirs en place. Qu’en pensez-vous ?

 

Effectivement, le soft power russe, fondé en partie sur la désinformation, a démontré sa force en Centrafrique et au Mali. [La société de sécurité privée russe] Wagner a tissé un récit qui pose ses mercenaires en « libérateurs » et diffuse l’idée selon laquelle la Russie serait un Etat anti-impérialiste, en opposition aux anciennes puissances coloniales comme la France.

 

Dans un pays comme le Sénégal où l’on assiste depuis quelques années à la montée en puissance, dans l’opposition, d’un courant souverainiste aux accents religieux, anticolonialistes et panafricains, l’incursion de la propagande russe pourrait jouer contre le régime. Cela inquiète les services de sécurité sénégalais, d’autant que les mercenaires de Wagner patrouillent désormais au Mali et tentent de se rapprocher de la Guinée.

Cette fébrilité s’est manifestée récemment lorsque les autorités sénégalaises ont condamné avec fermeté l’appel de Kiev à l’enrôlement de Sénégalais. Cela démontre que le gouvernement est en état d’alerte.

 

Ces dernières années, lors de manifestations contre la présence militaire française à Bamako, à Bangui ou Niamey, des slogans prorusses ont fleuri. Y voyez-vous une forme d’adhésion massive des jeunesses africaines au modèle qu’incarne la Russie de Vladimir Poutine ?

 

Clairement, il suscite une certaine fascination auprès d’une partie des opinions africaines. Le président russe incarne l’homme fort, à la masculinité exacerbée – il est ceinture noire de judo. Il est associé à la puissance militaire de son pays et son ton martial séduit.

Cependant, cette poutinophilie relève moins d’une adhésion à la politique russe et à Poutine que d’un rejet – sur fond d’anti-impérialisme – de l’Europe et de l’Occident. Un sentiment alimenté par le souvenir de la guerre en Libye dans laquelle l’OTAN est accusé d’avoir une part de responsabilité.

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Voir l’Europe et l’Occident à la peine face à un acteur qui a été méprisé ces dernières années est une sorte de revanche. C’est l’arroseur arrosé. D’ailleurs, hormis l’expression de sa puissance armée, que la Russie peut-elle offrir à l’Afrique ? Pas grand-chose et certainement pas son régime politique.

Notons aussi que les Africains connaissent très mal la Russie. Seule une poignée des élites y ont étudié. On clame donc son amour de la Russie, mais on préfère les bords de Seine pour ses vacances.

 

La rhétorique de la Russie « anti-impérialiste » qui séduit sur le continent se heurte aujourd’hui à l’invasion d’un Etat souverain. Comment expliquer ce paradoxe ?

 

C’est une énorme contradiction car ce que la Russie fait, aucun pays africain ne l’accepterait. Si un grand pays comme le Nigeria ou l’Ethiopie envahissait un Etat voisin, il y aurait une levée de boucliers des autres nations africaines.

Ce geste belliqueux remet en cause les victoires en termes de sécurité collective remportées dans le monde ces trois dernières décennies. Les Africains devraient s’inquiéter de l’invasion russe car cet acte pourrait créer un précédent et générer à l’avenir des conséquences graves pour le continent.

 

Le fait que des commentateurs dans les médias occidentaux aient appelé à réagir face au conflit et à accueillir les réfugiés ukrainiens car « ils leur ressemblent » n’est pas passé inaperçu sur le continent. La compassion à géométrie variable a-t-elle pu jouer dans les réactions africaines vis-à-vis de la Russie ?

 

Je ne pense pas. En réalité, que des Européens s’indignent plus de la guerre en Ukraine qu’en RDC ne me paraît pas étonnant car ils ont un continent en partage. C’est aux dirigeants africains de s’indigner des guerres qui sévissent sur le continent. Mais peut-être que nous, Africains, avons perdu la capacité de nous indigner de nos malheurs car il y a tant de crises chez nous.

 

Ces critiques contre les commentateurs européens révèlent surtout la puissance des médias occidentaux dans le paysage africain. Ce sont eux qui leur disent le monde et l’Afrique. C’est aussi ce déséquilibre des points de vue qu’il faut interroger.

 

En Ouganda, le fils du président Yoweri Museveni – qui était jusqu’à mardi le chef de l’armée de terre – a soutenu Vladimir Poutine via un tweet. Existe-t-il une connivence idéologique de certaines élites africaines avec la Russie ?

 

Il faut distinguer les préférences des dirigeants africains de celles de leurs populations. Elles ne se rejoignent pas toujours. Beaucoup d’hommes politiques valorisent des régimes forts et la démocratie pour eux est une épine dans leur pied. Mais les sondages d’opinion d’Afrobaromètre révèlent que les populations africaines continuent de réclamer, non pas moins, mais plus de démocratie qu’ils jugent médiocre en l’état.

Il y a une forte insatisfaction du fait que les élections, dans de nombreux pays, sont des farces, parfois accompagnées de moments de violence extrême. Or, le modèle russe ne plaide pas pour plus de démocratie.

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Propos recueillis par

Source : Le Monde (Le 09 mars 2022)

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