Au Moyen-Orient, des fissures dans l’axe saoudo-emirati

Au sommet de l’OPEP+, les Emirats ont fait dérailler la politique de limitation de la production de l’Arabie.

C’était l’alliance la plus influente du Proche-Orient. Le partenariat noué ces dernières années entre l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis (EAU) a pesé très lourd sur les équilibres dans la région. Associés dans la guerre au Yémen, le blocus contre le Qatar et la lutte contre l’islam politique, les hommes forts de ces deux pétromonarchies, l’héritier du trône de Riyad, Mohammed Ben Salman, et son homologue d’Abou Dhabi, Mohammed Ben Zayed, passaient pour le duo le plus entreprenant du monde arabe. « MBS » et « MBZ » comme on les surnomme, deux adeptes du « hard power », ambitionnaient de remodeler le Proche-Orient.

Mais depuis quelques jours, des fissures apparaissent dans cette alliance. Au dernier sommet de l’OPEP + (l’Organisation des pays exportateurs de pétrole et neuf autres producteurs, menés par la Russie), organisé début juillet en vidéoconférence, les Emirats ont fait dérailler la politique de limitation de la production de l’Arabie, destinée à stabiliser le cours du baril, en arguant que le quota qui leur est attribué est insuffisant. Les débats ont été suspendus sine die lundi 5 juillet, sur un désaccord – inhabituellement public – entre le ministre de l’énergie saoudien, Abdelaziz Ben Salman, frère de « MBS », et son homologue émirati, Souheil Al-Mazrouei, homme lige du sultan Al-Jaber, le patron de la compagnie pétrolière des EAU, qui est l’un des lieutenants de « MBZ ».

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Le même jour, autre indice d’un refroidissement des relations entre les deux voisins du Golfe, le royaume saoudien a révisé sa politique douanière de manière unilatérale. Riyad a décidé que les importations en provenance de zones franches, ainsi que tous les produits fabriqués en Israël ou par une entreprise contrôlée entièrement ou en partie par des investisseurs israéliens, ne bénéficieront plus des tarifs préférentiels offerts aux pays membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG).

Ce coup de canif dans les accords réglementant le commerce entre les six monarchies de la péninsule arabique (Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Qatar, Koweït, Oman, Bahreïn) vise avant tout les EAU. Le modèle de diversification économique mis en place par cet Etat repose en partie sur l’attraction de capitaux et de talents étrangers dans des zones défiscalisées, dont Dubaï, l’un des sept émirats de la fédération, a fait sa spécialité.

 

« La mésentente devient frontale »

 

L’annonce saoudienne survient par ailleurs quelques jours après la visite à Abou Dhabi du ministre israélien des affaires étrangères, Yaïr Lapid, venu inaugurer l’ambassade de son pays, reconnu par les EAU en août 2020. A cette occasion, le chef de la diplomatie israélienne s’était félicité de l’accroissement des échanges commerciaux avec les Emirats, célèbres pour servir de plate-forme de réexportation régionale.

Enfin, samedi 10 juillet, autre accroc dans la relation, l’Arabie saoudite a annoncé la suspension des liaisons aériennes avec son voisin émirati, où des cas de contamination au variant Delta du Covid-19 ont été signalés. La décision, qui concerne aussi le Vietnam et l’Ethiopie, tombe au plus mauvais moment pour les EAU, qui s’apprêtent à mettre en vente les billets pour l’Exposition universelle, organisée cet automne à Dubaï. Les Saoudiens sont censés constituer le plus gros contingent de visiteurs de cette méga-foire commerciale et technologique, dont la tenue a été repoussée d’un an en raison de la crise sanitaire mondiale.

« Sur 80 % des sujets, les Emirats et l’Arabie sont sur la même ligne. Mais sur les questions économiques, il y a une tension pas vue depuis dix ans. », Abdelkhaleq Abdullah, politiste émirati

Ces deux dernières années, à mesure que l’activisme diplomatico-militaire de Riyad et d’Abou Dhabi se heurtait à des difficultés plus importantes que prévu, des divergences étaient apparues entre les deux alliés. Le désengagement des forces émiraties du bourbier yéménite, annoncé à l’été 2019, n’avait pas été du goût de « MBS », patron de la coalition arabe combattant les houthistes, une rébellion pro-iranienne. En janvier de cette année, « MBZ » s’est rallié à contrecœur à la levée du blocus du Qatar, décidée par les Saoudiens, pour tenter de s’attirer les bonnes grâces de la nouvelle administration américaine. En guise de réconciliation, les Emirats se sont contentés de rétablir les vols avec Doha, laissant pour l’instant leur ambassade dans la presqu’île gazière fermée.

« Sur le Yémen et le Qatar, les deux pays ont sauvé les apparences, explique un diplomate occidental en poste dans le Golfe. Ils ont géré leurs différends de manière discrète. Mais aujourd’hui, la mésentente devient visible, frontale. C’est la grande nouveauté. On est dans une forme d’escalade. » Le politiste émirati Abdelkhaleq Abdullah, qui relaie généralement les vues du pouvoir, confirme : « Sur 80 % des sujets, les Emirats et l’Arabie sont sur la même ligne. Mais sur les questions économiques, il y a une tension que l’on n’avait pas vue depuis dix ans. »

 

Volonté de puissance croissante

 

La brouille entre les deux partenaires résulte de leur volonté de puissance croissante, d’un positionnement à front renversé sur le marché pétrolier et d’une concurrence de plus en plus marquée dans la course aux ressources post-Covid et post-pétrole. « MBZ » semble désireux de sortir les Emirats de l’ombre de l’Arabie, traditionnel chef de file des Etats du Golfe. Conscient du début de désaffection de la planète pour les énergies fossiles, et fort d’un secteur non pétrolier déjà bien développé, il cherche à monétiser au plus vite les énormes réserves d’or noir de son pays.

« MBS », au contraire, a besoin de tirer les cours du baril à la hausse pour financer son gigantesque programme de diversification économique, encore embryonnaire. Ce plan – qui suppose de transformer le royaume ultra-conservateur en un pôle de commerce, de tourisme et de divertissement régional – place l’Arabie en confrontation directe avec Dubaï, qui joue ce rôle dans le Golfe depuis vingt ans. Signe éloquent, la couronne saoudienne a annoncé, en février, que les entreprises étrangères dont le siège régional n’est pas installé à Riyad ne pourraient plus bénéficier des contrats publics du royaume à partir de 2024. Un autre coup de griffe à Dubaï, qui, du fait de son atmosphère très libérale, est le lieu d’implantation préféré des multinationales opérant dans la région.

Les bons connaisseurs du Golfe excluent toute rupture entre les deux camps. Depuis la création des EAU en 1971, ses relations avec le grand frère saoudien sont toujours passées par des hauts et des bas, notamment en raison d’un contentieux mal réglé sur la démarcation de leur frontière. Ce sont les « printemps arabes » de 2011, perçus dans les palais de la péninsule arabique comme un grave danger, qui avaient incité l’Arabie et les Emirats à serrer les rangs.

L’éloignement de cette menace et le nationalisme économique de plus en plus désinhibé dont les leaders de ces deux pays font preuve ouvrent-ils une nouvelle phase, nettement moins cordiale, dans leurs relations ? Le politiste Abdelkhaleq Abdullah est de cet avis. « Nous ne sommes qu’au début des tensions entre les deux pays. Elles pourraient croître et avoir des répercussions politiques. »

 

 

 

 

Benjamin Barthe

(Beyrouth, correspondant)

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

 

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