Ceuta et Melilla, étrange héritage de l’histoire coloniale

Les enclaves espagnoles, non reconnues par le Maroc, sont au cœur des frictions entre Madrid et Rabat qui ont culminé avec l’arrivée, mi-mai, de plusieurs milliers de migrants.

Le calme est revenu à la frontière entre le Maroc et Ceuta. Les forces auxiliaires marocaines ont repris leur poste aux abords du long mur de barbelés tranchants qui sépare l’Afrique de l’Europe. A la lisière de l’enclave espagnole, les jeunes habitants de la ville marocaine toute proche, Fnideq, se sont remis à fixer les côtes de ce bout d’Europe étroitement gardé, chargés de frustration. « Mais Ceuta n’est pas vraiment l’Europe. Il y a quelque temps encore, on y allait et venait comme on se rend dans une ville voisine », rappelle la militante Chaimae Amachou, basée à Fnideq, alors que les frontières sont fermées depuis mars 2020 pour cause de Covid-19.

Etranges survivances de l’histoire coloniale, Ceuta comme sa voisine Melilla, plus à l’est, vivent enclavées en territoire marocain, à cheval sur la Méditerranée, en Europe sans vraiment l’être. Leurs frontières ont été mises à rude épreuve la semaine du 17 mai. Entre 8 000 et 9 000 Marocains et quelques dizaines de migrants subsahariens ont profité de la passivité des contrôles côté marocain, sur fond de crise diplomatique entre Rabat et Madrid, pour y entrer illégalement, avant d’être expulsés par les autorités espagnoles. « Tout ce qu’ils voulaient, c’était de pouvoir accéder à cette ville dont notre économie locale dépend. Certains voulaient tout simplement rendre visite à leur famille », assure Chaimae Amachou. « Ces personnes ne sont pas des migrants. Une fois arrivés, ils sont systématiquement renvoyés au Maroc et ça, tout le monde le sait », précise le sociologue spécialiste des migrations Mehdi Alioua.

Depuis 1992, des accords signés par Rabat et Madrid permettent ainsi d’expulser les Marocains entrés illégalement et, dans une certaine mesure, les migrants subsahariens, sans aucune procédure ni délai, sauf dans le cas des mineurs. En 1993, une première barrière a été érigée à la frontière avec Ceuta. « C’est le premier mur construit après la chute du mur de Berlin et il est très symbolique de la politique européenne sur les flux migratoires, analyse Virginie Guiraudon, directrice de recherche au CNRS et professeure à Sciences Po. Après son admission dans la Communauté économique européenne, l’Espagne a voulu jouer le bon élève de l’Europe et montrer qu’elle surveillerait ses frontières. »

 

« Une rente géographique »

 

Appliqués à partir des années 2000, ces accords, très décriés par les ONG, ont fortement découragé les passages clandestins. Face aux pressions européennes, assorties de financements pour aider le royaume à renforcer l’étanchéité de ses frontières, Rabat a longtemps oscillé entre des périodes de répression et de relâchement, dont la dernière est liée à l’accueil du chef du Polisario par Madrid, vécu comme une trahison par les autorités marocaines. « C’est la problématique de l’externalisation des flux migratoires : plus l’enjeu migratoire est important, plus cela donne une rente géographique au Maroc et donc du pouvoir dans les négociations. Quand le Maroc n’est pas content, comme c’est le cas actuellement, il joue cette carte », ajoute la spécialiste de l’immigration en Europe.

Ces enclaves sont revendiquées depuis plus de soixante ans par le royaume, qui ne reconnaît pas la souveraineté de l’Espagne sur celles-ci, et leur statut provoque régulièrement des frictions entre Rabat et Madrid. Mais, dans le même temps, l’absence de douane dans ces zones franches a permis de développer un commerce florissant, devenu le moteur économique de toute la région frontalière. « C’est un reste colonial semblable à une blessure qui a fini par cautériser au fil des décennies et où se sont installées des formes de circulation qui ont permis aux habitants de la région d’assurer leur survie, voire leur prospérité », explique Mehdi Alioua, enseignant-chercheur à l’université Hassan-II de Rabat.

 

« Risque migratoire »

 

Dans les villes frontalières de Ceuta, la présence espagnole résonne avant tout comme une opportunité. Certains y travaillaient, ou tiraient profit du commerce de contrebande, longtemps toléré par les autorités. D’autres y avaient l’habitude de rendre visite à des membres de leur famille installés côté espagnol. Des listes établies par les autorités espagnoles permettaient à de nombreux Marocains de pénétrer dans les enclaves pour une courte durée. « Dans le cadre de la migration circulaire, des autorisations étaient données aux habitants nés dans la région ou à ceux qui répondaient aux critères relatifs à ce qu’on appelle le “risque migratoire”. Par exemple, une femme avec des enfants restés au Maroc pouvait se rendre dans l’enclave pour la journée », poursuit M. Alioua, en référence aux porteuses de marchandises, surnommées « femmes-mulets ».

La mort de quatre d’entre elles en 2017, puis de deux autres l’année suivante, piétinées dans des bousculades à la frontière entre Fnideq et Ceuta, a continué d’alimenter les tensions déjà vives autour de cette région frontalière dont le modèle est arrivé à bout de souffle. En 2019, les autorités marocaines ont alors décidé de fermer l’emblématique poste-frontière dévolu aux porteurs de marchandises entre le Maroc et Ceuta. Officiellement, Rabat entend lutter contre les dangers liés au trafic de contrebande et le manque à gagner fiscal, estimé à au moins 4 milliards de dirhams (370 millions d’euros) par an. Mais les observateurs y voient surtout un nouveau bras de fer entre le Maroc et l’Espagne sur la question du Sahara occidental. « Cela faisait longtemps que le Maroc attendait un geste de la part de Madrid sur le Sahara occidental, qui n’est jamais venu », analyse Mehdi Alioua.

Dans le nord du royaume, l’interruption du trafic transfrontalier a des conséquences désastreuses sur l’économie. Depuis plusieurs mois, la région est le théâtre de manifestations régulières pour réclamer la réouverture des frontières. Conscientes de la situation sociale explosive, les autorités ont rapidement débloqué un budget de 400 millions de dirhams pour créer un programme de développement économique et social dans la région. Mais les habitants continuent de voir dans les enclaves leur seul moyen de subsistance et nourrissent une colère traduite par les violences qui ont découlé des récents refoulements.

 

 

 

Ghalia Kadiri

(Casablanca, correspondance)

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page