Saint-Louis du Sénégal, ville naufragée

Makhra Ba vient d’accoster avec sa longue pirogue colorée. Le pêcheur rapporte du capitaine, délicieux poisson de mer payé environ 3 $ le kilo par le grossiste qui l’attend dans une cabane toute proche équipée d’un vieux frigo. La matinée de travail ne lui fournira que quelques dollars, pour ainsi dire rien, une fois les frais d’essence soustraits.

 

M. Ba a 45 ans. Il est de Tassinère, village de la commune de Ndiébène-Gandiol, sur la Grande-Côte, près de l’embouchure du fleuve à une vingtaine de kilomètres au sud de Saint-Louis. Il navigue depuis trois décennies sur les côtes d’Afrique de l’Ouest. Il a tendu des filets jusqu’à Freetown, en Sierra Leone. Il a six enfants. Son aîné, un garçon, a 17 ans.

« Pêcheur, ce n’est plus bon, dit M. Ba. Je ne veux pas que mon fils choisisse ce métier. Je veux qu’il émigre en Espagne. La traversée est très dangereuse, mais il faut bien risquer sa vie pour mieux vivre. De toute façon, il n’y a plus rien de bon ici pour nous. Notre monde a complètement changé. »

Ce monde ancien et menacé oscille autour de Saint-Louis, ancienne capitale majestueuse de l’Afrique occidentale française, autrefois tout en teintes pastel, aujourd’hui complètement décatie. La ville coloniale occupe un site exceptionnel. Son île centrale, reconnue au patrimoine mondial de l’UNESCO, repose à fleur d’eau douce sur le fleuve Sénégal, entre le continent et une longue péninsule de dunes joliment baptisée Langue de Barbarie.

La flèche littorale, vieille d’à peine 2000 ans, sépare le fleuve de l’océan Atlantique, un peu comme si l’île Jésus protégeait Montréal de la mer de Champlain qui se serait redéployée sur la Rive-Nord. La barrière de protection sénégalaise s’étend de la Mauritanie voisine jusqu’à une trentaine de kilomètres au sud, en passant par la commune de Gandiol et le village de M. Ba.

Un proverbe marin rappelle qu’un petit trou suffit parfois pour venir à bout d’un grand navire. Pour le vaisseau Saint-Louis, l’avarie s’est produite en octobre 2003 précisément. Des crues importantes du fleuve menaçaient la région. Un génie sans génie, en tout cas sans études d’impact, a fait ouvrir un canal de délestage de quatre mètres de large entre le fleuve et la mer, dans la Langue de Barbarie, comme on trace une rigole pour se débarrasser d’une flaque.

L’erreur monumentale n’a mis que quelques heures à déclencher de catastrophiques réactions en chaîne. Le passage ouvert à 7 km au sud de l’île historique a permis à l’océan de s’engouffrer dans le lit du fleuve tout en avalant progressivement d’immenses portions de la Langue de Barbarie.

La brèche s’élargissait déjà à plus de 650 mètres après un mois. La percée mesurait 3 km en 2013. Bout à bout, les connexions fleuve-mer s’étendent maintenant sur plus de 17 km, amplifiant les désastres environnementaux, stimulant les transformations socioéconomiques, souvent pour le pire.

« Quand la brèche a été ouverte, les dangers d’inondation étaient sérieux. La brèche devait épargner la ville. En faisant ça, on ne s’imaginait évidemment pas ces tournures. On ne s’imaginait pas non plus les effets sur toutes les activités humaines. L’élevage, l’agriculture et même la pêche sont sensiblement perturbés », résume le géographe Boubou Aldiouma Sy, de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis.

Le professeur ajoute que la catastrophe de la brèche a hautement fragilisé sa région, alors que les changements climatiques préparent déjà bien d’autres mutations. L’érosion côtière touche toute l’Afrique de l’Ouest, de la Mauritanie au Cameroun. Elle affecte des zones habitées par plus de 100 millions de personnes. Les plus touchées voient la terre reculée de dix mètres par année. La montée du niveau des océans ajoute des menaces.

La brèche devait épargner la ville

« Nous sommes face à la disparition d’habitats, face à la perturbation des activités de pêche et maraîchères, à l’augmentation de la salinité de l’eau qui fait mourir toutes les espèces non adaptées », résume le professeur Sy.

Le Suisse Loïc Brüning termine un doctorat concernant ces effets des changements environnementaux en cours sur les populations de la région de Gandiol. Il en fait un cas d’espèce, un « laboratoire à ciel ouvert », dit-il, doublé d’un avertissement pour tous. « Les conséquences environnementales de cette brèche correspondent aux conséquences que l’IPCC [le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] prévoit par rapport à la montée du niveau des eaux sur la planète, dit-il. Et cela s’est passé en dix ans. »

Peindre le diable sur la muraille

Les effets se font sentir partout. Les villages de pêcheurs de Doune Baba Dieye, île située sur une portion de la Langue de Barbarie, ont carrément été engloutis. Ses habitants vivent maintenant dans des bidonvilles au nord de Saint-Louis.

Avant la brèche, les pirogues devaient contourner jusqu’à 30 km de péninsule pour rejoindre l’eau salée poissonneuse. L’embouchure naturelle reste maintenant partiellement ensablée. Le morcellement de la langue permet un accès à la mer plus rapide, mais aussi beaucoup plus dangereux, à partir du continent. Le parcours parsemé de nouveaux hauts-fonds a fait chavirer des embarcations et entraîné 450 morts en moins de vingt ans, selon certaines estimations.

« Il y a beaucoup de nouveaux bancs de sable sous la surface et c’est très difficile de passer », explique un autre M. Ba, prénommé Mbaye celui-là, lui aussi de Tassinère, lui aussi fraîchement rentré d’une sortie en mer avec quelques prises. Et lui aussi prie pour que ses enfants optent pour un autre métier. « Aviateur ou professeur, ce serait mieux que pêcheur, dit-il. Le poisson se fait rare. »

Il n’y a pas que ça. Beaucoup d’arbres de la côte ont disparu à cause de la salinisation des eaux et du sol. On voit encore leurs souches un peu partout. Les mangroves, comme les sardines et le mulet qui y frayaient, disparaissent rapidement. Les inondations envahissent les maisons autrefois protégées. L’eau salée s’écoule dans les rues les jours de grande houle. L’érosion côtière s’attaque aux habitations bâties sur les plages. Deux hôtels de la Langue de Barbarie ont aussi disparu.

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Stéphane Baillargeon à Saint-Louis

 

 

 

 

Source : Le Devoir (Canada)

 

 

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