Kamel Daoud : «En Algérie, le confinement c’est un souvenir de guerre ou un jour férié sans fin»

A Oran, la ville qui a servi de décor à «La Peste» d’Albert Camus, les mosquées sont vides, la peur est contagieuse et un silence sidérant règne entre 15h et 7h du matin. L’écrivain et journaliste algérien témoigne de ces jours inouïs où la réalité dépasse, dit-il, toutes les fictions imaginables.

 

La chambre où il écrit est devenue son observatoire. A sa fenêtre, Kamel Daoud, 50 ans, guette les signes de vie derrière d’autres fenêtres. Mais tout est silence ces jours à Oran, sous une lumière grise qui est celle du mois d’août.

«Avec le ramadan qui vient de commencer, c’est un confinement dans le confinement», confie ce journaliste et chroniqueur influent, rédacteur en chef naguère du Quotidien d’Oran. Pense-t-il alors à l’Oran d’Albert Camus, celle qui sert de théâtre à La Peste? Bien sûr.

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En 2013, Kamel Daoud signait avec Meursault, contre-enquête (Actes Sud) une suite vertigineuse à L’Etranger. Le succès était retentissant. Depuis, l’écrivain déroule la pelote de ses fictions – Zabor ou les Psaumes (Actes Sud) – autant qu’il empoigne l’actualité.

Comment vivez-vous ce confinement?

Les confinés se ressemblent presque partout dans le monde, excepté les privilèges ou les conforts. Nous sommes tous, désormais, des dépossédés. La vie est ce qui s’offre à voir par les fenêtres. C’est à la fois frustrant, routinier, source de peur et de lassitude.

Mais la littérature est-elle un remède?

Pas vraiment. On est loin de la définition de l’ermitage, de la réclusion volontaire propice à la méditation, à la lecture ou au retour sur soi. L’inquiétude, le fil barbelé de l’actualité, le stress empêchent d’en profiter. On se retrouve à mi-chemin entre l’addiction à une actualité qui obsède, des réseaux sociaux qui contaminent et une volonté de profiter du confinement devenue indécente à cause des chiffres des morts et des rumeurs sur les vaccins. Il y a aussi le souci de l’approvisionnement, l’inquiétude pour la scolarité des enfants, pour mon épouse médecin à l’hôpital. Il y a encore l’incapacité d’habiller l’étrangeté du moment par une explication plausible et rassurante.

Sur quoi écrivez-vous?

La question est: quelle histoire voulez-vous raconter? Le réel est plus extraordinaire que tout ce que vous pouvez imaginer, il rend futiles toutes nos inventions. Ça oblige à renouveler les audaces de notre imagination.

Cyril Zannettacci / Agence VU

 

Plus rien n’est donc comme avant?

Je suis un écrivain qui a eu la chance de beaucoup voyager, de rencontrer, de partager. Or ce n’est plus possible. C’est, au-delà des morts tragiques, une conséquence de cette pandémie: la remise en question, peut-être irréversible, de la notion de proximité. Le virus nous tue et nous isole. Il nous sépare. Je reste donc chez moi. Le confinement à Oran commence à 15h et s’achève à 7h. Il est strict. On a à peine une fenêtre le matin pour s’approvisionner sachant que le pays est en retard sur les services de livraison, de paiement par carte, d’e-commerce.

Que signifie ce confinement pour la population d’Oran?

Il signifie l’isolement, la solitude, la peur que cela ne dure encore quelques mois, ou quelques années. Cette peur est celle de tous, partout dans le monde. Les mosquées sont vides. C’est dire la peur quand elle arrive à surseoir même aux rites les plus anciens. Le gouvernement a durci, et à raison je pense, la punition pour toute infraction. Surprise, ce confinement est respecté.

Comment expliquez-vous cette discipline?

En Algérie, le couvre-feu n’est pas une nouveauté dans la mémoire collective: la guerre civile, la colonisation, les invasions étrangères sont là, encore éveillées, pour rappeler que, parfois, vivre, c’est se cacher; se confiner, c’est ne pas mourir. Enfin, l’industrie de la culture est très pauvre: contrairement aux Occidentaux, nous ne perdons pas l’accès aux cinémas, aux théâtres, aux bars, car ils n’existent presque pas! Le confinement, c’est un souvenir de guerre ou un jour férié sans fin.

Le pays résiste donc à l’épreuve?

Pour le moment, et contrairement aux prévisions, et malgré le passif d’une dictature et la facture d’une puissante révolution de rue qui a paralysé l’économie malgré elle, le pays n’est pas en ruine et l’organisation contre l’épidémie n’est pas un chaos. Les approvisionnements sont réguliers, il n’y a pas de rupture de stocks, la sécurité semble assurée et la prise en charge se fait avec les moyens du bord. Les Algériens sont peut-être rassurés sur leur sort quand ils voient que même les grandes nations riches peinent à faire mieux! Le nouveau président s’en sort avec un bon crédit. Mais rien n’est gagné.

Le système sanitaire permet-il de répondre à la crise?

Non. Il n’est pas en mesure. Les Algériens se souviennent de la répression dont ont été victimes les médecins sous l’ancien régime, quand ils ont demandé plus de moyens et de considération. Le mouvement «des médecins résidents», deux ans avant la chute de Bouteflika, est l’une des clés pour comprendre le mouvement du 22 février 2019 qui a renversé «Bouteflika et son gang».

Comment avait alors réagi le pouvoir?

Servi par des médias à sa solde qui ont accablé les grévistes, le régime n’a pas écouté les doléances de la corporation. Il a fait montre d’un mépris ancien pour les élites et d’une absence de vision: il soignait ses hommes en Europe, et son président en France. Cette médecine appauvrie fait face aujourd’hui à l’impensable avec peu de moyens et une hémorragie désastreuse de médecins algériens qui se sont exilés, par milliers, après la répression.

Les mouvements de contestations sont, semble-t-il, suspendus, à la demande de certains de leurs leaders. Craignez-vous que les autorités n’en profitent pour étouffer ces forces vives?

A mon humble avis, la situation est plus complexe que les simplifications médiatiques. Il n’y a pas un régime mais plusieurs, en concurrence interne à l’évidence, tentés certains par des réformes réelles, d’autres par des contrôles encore plus stricts. Ce que vous désignez par «régime» a su profiter du manque d’initiative de l’opposition de la rue, de son manque de consensus et de vision rassurante pour la majorité. Il se reprend en main. Mais je pense aussi que certains interdits sont déjà intériorisés: on ne reviendra pas facilement et sans risques vers le «bouteflikisme». La corruption prendra d’autres formes, peut-être, mais moins criardes. Le pouvoir a besoin d’un minium de démocratie pour un minimum de consensus.

Quelle est la marge de manœuvre des courants qui constituent l’opposition?

L’opposition, organique ou pas, a déjà été laminée par Bouteflika et ses vingt ans de règne et par une impuissance structurelle à s’organiser, déléguer, penser le politique au-delà de l’idéalisme militant et des souffrances subies. Elle n’a pas été capable jusqu’à présent de tenir à distance les radicalités affectives et de faire mieux, en direction d’un monde rural vaste, que les néo-islamistes plus rusés et expérimentés. On se retrouve dans une situation où le régime gagne du terrain, consolidé par le sursis de la pandémie, l’absence de vision alternative à la sienne, rassurante et déchiffrable.

Des libertés acquises sont-elles déjà remises en question?

Certaines, par des arrestations abusives. Tout régime né de la rente et de la légitimité armée a tendance à s’«autonomiser» au nom de la sécurité du pays. La demande de démocratie d’en face, celle des opposants, manque de moyens, de vision, de consensus et de lucidité, au-delà de sa colère. Il faut une opposition plus mûre, moins romantique, et une autocritique plus audacieuse. En face, le régime doit s’habituer à l’idée que, sans démocratisation, il ne fera que gagner du temps. Le consensus est la meilleure voie de sortie, mais quand dominent les radicalités, il est difficile de s’exprimer ainsi. J’ai été l’objet de violentes critiques et procès en traîtrise à cause de cette position. Je peux le comprendre.

C’est-à-dire?

Les élites démocratiques restent urbaines, piégées par la bulle de la capitale et incapables de se déployer efficacement hors d’Alger ou des très grandes villes. Les médias, qui en soutiennent le projet avec une confusion mal assumée et désastreuse entre journalisme et militantisme, restent aussi piégés par cette bulle. C’est ainsi qu’on laisse le terrain aux nouveaux islamistes à la Erdogan qui déjà proposent leur soutien stabilisateur au régime et travaillent en profondeur le leadership dans le pays oublié.

Que révèle en Algérie cette crise sans précédent?

Comme partout ailleurs: la nécessité de développer une économie solide, des formations saines, une médecine performante, une autonomie et une solidarité horizontale, humaine, loin des spéculations politiques. L’épidémie peut accentuer le repli sur soi mais aussi le déploiement vers les siens. Pour le moment, elle convoque l’humain, le ressuscite presque, le dégage de sous les décombres des nationalismes et des confessions. Parions sur cette idée. L’inconnu nous revient au visage, nous tue et tout ce que nous avons sous la main, ce sont nos mains, nos volontés.

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Commence-t-on à parler de déconfinement?

Non. Le gouvernement a annoncé un prolongement du confinement jusqu’à la fin du mois. Maintenant, le ramadan vient de commencer, avec ses nuits très vivantes. Il est probable que le confinement va poser beaucoup de problèmes.

Vous êtes marqué par l’œuvre d’Albert Camus. Si vous étiez un personnage de «La Peste», qui seriez-vous?

Je serais le docteur Rieux qui, confronté à un virus pernicieux et mortel, garde son humilité face à la situation et se tient à distance de tous les radicalismes, religieux, politiques.

Quelle est la figure littéraire qui vous semble le mieux représenter ce que nous vivons?

Gregor Samsa, le héros de «La Métamorphose» de Kafka. Il se réveille un matin sous la carapace d’un cafard. Il est condamné à une réclusion, dans l’impossibilité de rejoindre les autres. Il est dépossédé de son monde. C’est ce qui nous arrive.

Alexandre Demidoff

Source : Le Temps (Suisse)

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