Désormais, quand je vais au supermarché, je me sens comme Rambo en mission

Par les temps qui courent, sortir faire ses courses représente l'un des plus grands défis jamais posé à l'être humain.

Depuis le début du confinement, c’est à moi que revient l’honneur de ravitailler la maison. Je me serais bien défilé, mon sens du sacrifice étant des plus limités, mais devant la menace de me voir confier l’ensemble des tâches ménagères, repassage compris, je n’ai guère eu d’autre choix que d’accepter. À moi les courses, le chariot à roulettes, la liste de commissions –PQ, pâtes, pois chiches.

À moi aussi, le foulard sur la gueule, le bonnet jusqu’aux oreilles, la peur à chaque pas, la méfiance tout le temps quand il m’arrive de croiser sur ma route l’un de ces malotrus qui s’en viennent à ma rencontre d’un pas léger, sans même prendre la peine de dévier d’un centimètre sa trajectoire, ce qui m’oblige à crapahuter de voiture en voiture comme un canard poursuivi par un aigle.

Avant de sortir, il me faut avant tout veiller à ne rien oublier –c’est l’uniforme qui fait le soldat, et non le contraire: bien nettoyer mes mains; bien penser à ne jamais, sous aucun prétexte, en aucune circonstance, les porter à mon visage; bien se moucher afin d’éviter de le faire quand je me retrouverai au cœur des ténèbres; bien ajuster mon masque-foulard-écharpe-bandana-peau de phoque, derrière lequel j’étouffe et que j’enlève aussitôt –je ne suis pas un chien à qui on oblige de porter une muselière; bien embrasser la mezouzah au cas où; bien penser à ne pas toucher la rampe de l’escalier, ni la minuterie, ni la poignée de la porte, ni rien qui ne soit pas essentiel à ma progression en terrain ennemi; enfin bien embrasser ma compagne, qui risque de me retrouver quelques heures plus tard entubé jusqu’au cerveau.

C’est prudemment que je m’aventure hors de l’immeuble. Il est tôt, à peine 8 heures du matin. Les rues sont calmes, le ciel laiteux. Je lance un regard périphérique; aucun connard à l’horizon, je peux y aller. Une dernière prière et me voilà dans les rues de ma ville.

Aux aguets, le regard perçant, le pas vif et rapide, dans la peau d’un résistant qui s’en va délivrer un courrier importantissime à son chef de section, le chariot accroché à mes basques, je vais téméraire et intrépide: rien ne me détourne de mon objectif, à savoir le supermarché du coin de la rue, où m’attend l’une des missions les plus périlleuses de mon existence.

Surtout être efficace. Ne pas se disperser. Ne pas tergiverser. Remplir son chariot au fur et à mesure sans se laisser distraire, ni par les promotions qui me sautent au visage, ni par les toujours possibles ruptures de stock. Rester concentré de bout en bout. Prendre la tangente au premier crétin qui oserait se rapprocher trop près de moi. Bien rester attentif, l’ennemi étant partout. Notamment au rayon légumes secs, où la loi du plus fort règne: je garde un souvenir amer de l’une de mes dernières expéditions, quand au moment même où je m’apprêtais à me saisir de la dernière conserve de haricots blancs –la dernière!–, j’ai été supplanté à l’ultime seconde par une main sortie de nulle part.

Mon chariot se remplit d’une manière mécanique. Je n’ai plus le temps de considérer les étiquettes, le prix, la provenance, le pourcentage de fibres ou la quantité de sucre; je vois, je prends. Net et précis. Je n’ai pas fait mon service militaire pour rien, j’ai l’âme d’un guerrier.

Je connais le chemin par cœur: d’abord les fruits et légumes, ensuite les pâtes, le riz, le boulgour, le quinoa, le couscous, les sauces pour mieux les accompagner; un détour rapide par les produits hygiéniques, PQ et essuie-tout à la douzaine; sur ma droite, les conserves, les sardines, les boîtes de thon, les cœurs d’artichauts; tout au bout de l’allée, les tablettes de chocolat, les gâteaux, la farine; enfin, la dernière ligne droite avec les surgelés, le pain, les produits frais, avant de me présenter aux caisses.

De la précision dans les gestes. Ne pas tergiverser. Ne pas réfléchir. Ne pas s’attarder. La mort est partout présente. Elle peut surgir au détour d’un pot de cornichons qu’on aura pris trop de temps à considérer, s’exposant au risque de croiser un client qui masque baissé, visière relevée, téléphone dans la main, bouche grande ouverte, postillonne quelques paroles à je-ne-sais-qui resté loin de la ligne de démarcation.

Crevure. Mériterait que je le dénonce à la Kommandantur.

Soudain, au moment de payer, quand je sors ma carte de crédit de mon portefeuille, le désir, l’envie, le besoin quasi irrépressible de me gratter le nez, la paroi extérieure, presque à hauteur de la paupière gauche, à la naissance de ma cloison nasale. Ne pas en tenir compte. Faire comme si j’avais rêvé. Austerlitz. Verdun. Omaha Beach! Gloire au soldat inconnu! L’étendard sanglant est levé! La tentation qui devient de plus en plus grande. Le picotement de la peau atrocement excitée. Respirer un grand coup. Fermer les yeux. Visionner le virus, le ventilateur, le cercueil, mon chat orphelin, ma femme remariée, ma belle-mère béate de soulagement.

Triompher de l’envie de se gratouiller le nez, la plus belle victoire de l’être humain par temps de pandémie.

Quand je finis par rentrer à la maison, avant même d’ouvrir la porte, je me déshabille entièrement. C’est totalement nu que je pénètre dans l’appartement, apportant avec moi les fruits de mon labeur: un chariot assez rempli pour tenir quelques jours. César revenant de Gaule n’avait pas plus fière allure. J’ai triomphé. Je suis immortel. C’est avec la conscience du devoir accompli que je peux me laver les mains, avant de filer sous la douche.

Entre ici Jean Moulin…

Laurent Sagalovitsch

Source : Slate (France)

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