L’excision, entre coutume et mutilation : Regard anthropologique

Dis-moi dans quelle société tu vis, je te dirais Comment les femmes sont traitées.

La formule de Simone de Beauvoir résume avec force : « On ne naît pas femme, on le devient. » Elle pourrait être complétée par : « On ne naît pas homme, on le devient », car la construction des sexes n’est pas uniquement l’apanage des femmes. Les sexes sont en construction : au naturel, ils ne semblent pas évoquer grand-chose à part eux-mêmes. Ils doivent être retravaillés par la culture pour prendre sens. La nature immédiatement interprétée et évaluée doit être précisée pour que le sexe devienne un organe éminemment social. L’étymologie du mot « sexe » est troublante : elle vient de « sexus, secare », qui signifie « couper, diviser ». Sexus est donc le partage d’une espèce en mâle et en femelle. Le sexe serait le résultat de cette coupure. L’excision, est un sujet tabou et soulève des injures et des passions dans la société africaine. De tout temps, l’Homme a essayé de manipuler ses organes et les organes d’autrui, du haut de la tête jusqu’aux pointes des pieds en passant par ses organes sexuels. Certaines manipulations laissent des marques passagères, comme c’est le cas de la coupe des cheveux. D’autres, par contre, laissent des marques permanentes, comme c’est le cas des tatouages, des perforations et des mutilations. C’est dans ce sens que Levi-Strauss, disait que : « il fallait être peint pour être un Homme, celui qui restait à l’état de nature ne se distinguait pas de la brute ».

Ces marquages corporels ont parfois un caractère individuel qui verse dans la folie condamnable ou répugnante, d’autres ont un caractère collectif, culturel désirable. La marque sur le corps désigne à la fois celui qu’il faut exclure et celui qu’il faut sauvegarder, elle peut avoir une fonction  de conspiration du mauvais sort. Cependant, l’excision ne peut être entendue comme une simple marque puisqu’elle consiste à éradiquer les organes sexuels externes de la fillette. De ce fait, la question de l’excision n’a été soulevée publiquement que dans ces trois dernières décennies. Et jusqu’à maintenant beaucoup de gens ignorent en quoi elle consiste et s’étonnent de son existence et pourquoi elle existe toujours à l’aire de la mondialisation.

Observées depuis longtemps par les ethnologues et anthropologues occidentaux, dénoncées par les missionnaires et les femmes, qualifiées de torture par les africaines elles-mêmes dont les féministes occidentales se sont fait l’écho, il faut attendre les années 70 à 80 pour que la communauté internationale, peu réactive sur cette question, condamne les mutilations sexuelles féminines pour une atteinte à l’intégrité physique et psychique de la femme. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), plus de 125 millions de filles et femmes actuellement en vie dans 29 pays d’Afrique et du Moyen-Orient ont subi une forme de mutilation génitale féminine/excision. Trente millions d’autres filles risquent d’en être victime au cours des dix prochaines années. Chaque année, trois millions de fillettes et de jeunes femmes subissent une mutilation sexuelle, soit une fillette ou une femme excisée dans le monde toutes les 15 secondes. La pratique de ces mutilations sexuelles existe partout dans le monde, mais elle est fréquente dans les régions occidentales, orientales et nord-orientales de l’Afrique, dans certains pays d’Asie et du Moyen-Orient, et parmi certaines communautés immigrantes d’Amérique du Nord et d’Europe.

L’excision n’est pas un fait social lié à un milieu géographique donné, mais elle se transfert avec les individus et les groupes et se propage avec les  croyances et les idéologies. Le nombre de femmes concernées en France reste mal connu. En 1982, selon GAMS (groupe pour abolition des mutilations sexuelles), la première estimation était environ 24 000 femmes et fillettes excisées ou menacées de l’être. Une seconde estimation réalisée en 1989 fait état de 27 000 femmes environ. En 2007, le nombre de femmes et de fillettes mutilées ou menacées de l’être était estimé entre 42 000 et 61 000, soit une hypothèse moyenne de 53 femmes.

I – L’excision les rites d’initiations  

L’excision tient une grande importance dans diverses sociétés africaines et ce, la plupart du temps pour des raisons culturelles. C’est un fait de culture qui trouve ses fondements au sein des mythes et des croyances africaines. Dans les sociétés  traditionnelles africaines le corps est conçu comme un vecteur de socialisation. C’est pour y inscrire les lois du groupe. Cette socialisation passe obligatoirement par le corps qui en devient le support privilégié. Marcel Mauss, parle de technique du corps dans un communique présenté à la société de psychologie en 1934. M. Mauss, explique les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps. Le corps devient donc un montage symbolique où tout est à lire. La femme excisée porte en elle la loi de sa communauté et devra agir en conséquence. Cette thèse a été confirmée par P. Clastres. M. Clastres, souligne que, « Des très nombreuses sociétés primitives marquent l’importance qu’elles attachent à l’entrée des jeunes gens dans l’âge adulte par l’institution des rites dits de passage ». Pour l’auteur, ces rituels d’initiation constituent souvent un axe essentiel par rapport auquel s’ordonne, en sa totalité, la vie sociale et religieuse de la communauté.

Ainsi, la plupart des chercheurs, expliquent la pratique de l’excision, en termes de rites d’initiation et de passage à l’âge adulte. Les anthropologues (Etienne Le Roy, Jean Dubois, entre autres)  ont défini les rituels initiatiques de façon précise. Ce rituel comprend trois étapes : La première consiste dans la séparation de l’initié de son groupe familial ; la deuxième correspond à une période d’apprentissage avec un enseignement par les anciens ainsi que des épreuves physiques et psychiques toujours violentes et éprouvantes ; enfin la dernière est la réintégration dans un nouveau groupe d’âge. La pratique de l’excision (comme de la circoncision) est un rite d’intégration sociale : double intégration, verticale débouchant sur le principe des origines, mais aussi horizontale insérant le sujet dans la communauté des pairs. On comprend ainsi que la transgression à cette règle coutumière menace les contrevenantes à la relégation. Ceci se résume  en 2014 lors de notre formation à la Sorbonne, en Anthropologie au  Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris (LAJP), par l’entretien avec une femme malienne, interrogée à ce sujet : « une fille qui n’a pas été coupée est à l’écart du village, elle sera pointée du doigt par  tous, elle ne pourra jamais se marier ». La société imprime sa marque sur le corps des jeunes filles. Une femme initié, c’est une femme marquée. La marque assure leur appartenance au groupe : « tu es des nôtres, et tu ne l’oublieras pas ».

II – L’excision et l’adhésion à la coutume

La coutume est par ailleurs, la raison la plus souvent invoquée par les communautés qui pratiquent l’excision. E. Le Roy définit la coutume, « comme un mélange de savoir-faire et des solutions pratiques acceptées par les sociétés africaines et présentées comme relevant de leurs cultures ». Exciser c’est respecter la coutume, cela nous renvoie au  « caractère socialement obligatoire de la coutume […] dans le tiers monde, on fait remonter l’origine de la coutume aux ancêtres ». Ainsi, grâce aux ancêtres, le passé continu à être relié au présent et au futur. Levi-strauss souligne la difficulté d’obtenir, « une explication rationnelle de la coutume, l’indigène interrogé se contente de répondre que les choses ont toujours été ainsi telles que fut l’enseignement des ancêtres ».

Selon N. Rouland, « la coutume consiste en une série d’actes semblables qui forment un modèle de comportement social, en général légitimés par leur liaison au mythe. Elle n’est point immuable, et évolue suivant les besoins du groupe social qui l’engendre ». Mme Kerneis, souligne que,  « la coutume résulte de la répétition de faits identiques et les jurisconsultes invoquent trois facteurs pour fonder sa force, l’ancienneté, le consentement des intéressés et le caractère rationnel de la coutume ». La définition la plus adaptée a été donnée par L. Assier-Andrier : « la coutume est une expression directe de la conscience commune, répertoire normatif spontané des groupes et des peuples, droit immédiatement connecté aux besoins sociaux, la coutume se manifeste aussi bien comme principe d’ordre qu’elle porte témoignage d’un ordre immanent. Elle est censée préexister à la loi ». D’où les réponses obtenues lors de mon enquête de terrain auprès des familles immigrés en ile-de France, en 2014 dans le cadre de ma formation anthropologique à la Sorbonne : « on a toujours fait ça » ; « ma mère a été coupée et mes arrières grands-parents étaient également coupée ». Ces mots inlassablement reproduits par les immigrées mutilées reflètent l’importance obéissance à la pression sociale qui existe. L’excision pratiquée en France permet d’éviter la rupture avec la société coutumière d’origine. Elle est et reste un outil pour ces immigrés de manifester leur adhésion aux valeurs ancestrales du pays d’origine.

Il est cependant, intéressant d’éclairer l’excision par la trilogie du don de Marcel Mauss : donner-recevoir-rendre. « La femme donne un morceau de son corps : le clitoris. Elle reçoit une identité sexuelle. Enfin, elle rend des enfants, c’est la maternité ». L’excision est un statut qui donne le droit au mariage dans la société africaine. L’excision s’intègre donc dans une organisation et cohésion sociale. Il faut couper pour devenir femme ou homme. Si le clitoris est de la masculinité, le prépuce est celui de la femme. Ainsi, ôter un clitoris ou un prépuce, c’est donner une identité sexuelle.

III – Les raison d’ordre religieuses

L’excision est un fait propre à toutes les religions monothéistes. L’islam est le plus couramment cité quand il faut en venir aux justifications. La pratique de l’excision est indépendante à la religion musulmane. Le Coran ne fait aucune mention de l’excision. Le terme « excision » n’y figure pas. C’est une pratique qui existait bien avant l’arrivée de l’islam. Une pratique très ancienne. Elle est pratiquée en Afrique subsaharienne, subéquatoriale et en Afrique de l’Est et de l’Ouest ; le Maghreb ignore l’excision. L’excision  n’est pas spécifique à la seule religion islamique, puisqu’elle est aussi pratiquée chez les animistes africains, chez les chrétiens d’Afrique de l’Est et chez les juifs d’Egypte, de Soudan, et d’Ethiopie, alors qu’elle est ignorée dans tout le Maghreb (Maroc, Algérie, la Tunisie), et d’autres pays musulmans comme,  l’Iran, la Turquie, Liban, la Syrie, l’Arabie Saoudite.

Dieu dit dans le Coran : « Nous avons créé l’Homme dans la forme la plus parfaite ». En 1998, des chercheurs de plus de 35 pays musulmans se sont réunis à Al-Azhar au Caire en Egypte pour discuter des mutilations génitales féminines/excision. Ils sont tous arrivés à la conclusion que les mutilations sexuelles féminines sont une coutume et qu’elles ne sont pas obligatoires dans l’islam, étant donné que celles-ci n’ont jamais été mentionnées dans le Saint-Coran et qu’il n’existe pas de citations dans les Hadiths du prophète Muhammed (paix et salut sur lui) apportant une preuve de isnad (chaine de narration authentique) pouvant justifier une disposition de la charia sur cette importante question de la vie humaine.

Pour conclure, je dirai toute transgression n’est pas perçue de la même manière. Si l’on se réfère à la théorie de Mireille Delmas-Marty, « les actes transgressifs peuvent être classés en différentes catégories. Certains seront sanctionnés par la société civile, on parle alors de déviance. Dès lors qu’une transgression est prise en charge par l’Etat et par le biais du droit pénal il s’agit là d’une atteinte grave ». L’excision est une mutilation qui doit être jugée devant la Cour d’assises, une juridiction compétente pour juger les crimes. Tel est le cas en France.

 

 

BA  Boubou

Doctorant-chercheur

Centre d’Histoire et d’Anthropologie du Droit (CHAD) Paris

 

 

Quelques références bibliographiques :

A.Rouhette, « Le droit coutumier en tant que coutume », in EncyclopaediaUniversalis, Paris, 1985

Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme en France (CNCDH), « Avis sur l’excision », assemblée plénière du 28 novembre 2013

  1. Levi-Strauss, « Tristes tropiques», Paris Plon, 1955
  2. Le Roy, « L’adieu au droit coutumier »,in E. Rude-Antoine (dir), L’immigration face aux lois de la république, Karthala, 1992
  3. Couchard, « L’excision», collection, que sais-je ? Puf, 2003
  4. Assier-Andrieu, Le droit dans les sociétés humaines, Nathan, 1996,
  5. Mauss, Essai sur le don, in sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1966
  6. Mauss, Technique du corps, in sociologie et anthropologie, Puf, 1996
  7. Carbonne,  Les mutilations sexuelles féminines, Berg International, 2011

N Rouland, L’anthropologie juridique, Puf, 1988

  1. De Beauvoir, Le Deuxième sexe, Gallimard, coll. « Idées », 1986
  2. Clastres, La société contre l’Etat, Les éditions de Minuit, 1974

S A. Aldeeb Abu-Sahlieh, Circoncision masculine, circoncision féminine. Débat religieux, médical, social et juridique, L’Harmattan, 2001

UNICEF, Mutilations génitales féminines/excision : aperçu statistique et étude de la dynamique des changements », New York, 2013

OMS, « Eliminer les mutilations sexuelles féminines », déclaration inter-institutions (OMS, UNICEF, UNHCR, ONUSIDA, PNUD, UNESCO), 2013

 

(Reçu à Kassataya 10 février 2020)

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