France – « Même les entreprises les plus vertueuses discriminent à l’embauche tant les préjugés sont ancrés »

Parmi 40 entreprises ciblées lors d’une opération de testing, sept sont mises en cause pour discrimination. Elles se déclarent « indignées » par l’étude.

C’est une promesse du président de la République que le gouvernement a tardé à tenir. Jeudi 6 février, les noms des grands groupes faisant l’objet d’une « présomption de discrimination à l’embauche » en raison de la consonance maghrébine des prénoms et patronymes des candidat(e) s ont été dévoilés. Parmi les 40 entreprises du SBF120 (l’indice regroupant les 120 valeurs phares de la Bourse de Paris) ciblées lors d’une vaste opération de testing menée il y a un an, sept ont été épinglées : Air France, Renault, AccorHotels (déjà mise en cause lors d’une précédente campagne, en 2016), Altran (ingénierie et conseil industriel), Arkema (chimie), Rexel (distribution de matériel électrique) et Sopra Steria (services numériques et édition de logiciels). Six d’entre elles ont vivement réagi dans un communiqué commun exprimant leur « indignation » face « aux faiblesses manifestes de la méthodologie utilisée, qui aboutit à des conclusions erronées ». Renault s’est abstenu.

Destinée à « objectiver le sentiment de discrimination » dans l’accès à l’emploi, cette étude, intitulée « Discrimination dans le recrutement des grandes entreprises » – « la plus grande jamais réalisée en France », ont insisté les ministères du travail et du logement ainsi que le secrétariat aux droits des femmes, qui ont présenté ces résultats –, a été confiée à une équipe de six chercheurs de la fédération Théorie et évaluation des politiques publiques du CNRS. 10 000 CV fictifs ont été envoyés sur une période de trois mois, soit 5 000 paires de curriculum vitae affichant des cursus identiques, l’un avec un nom à consonance maghrébine (Mohamed Chettouh, Jamila Benchargui…), l’autre à consonance européenne (Julien Legrand, Emilie Petit…).

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Verdict : les premiers ont 25 % de chances en moins (9,3 %) que les seconds (12,5 %) de recevoir une réponse positive (demande de complément d’informations, accusé de réception, proposition d’entretien…), soit un écart de 3 points sur l’ensemble des envois (candidatures spontanées et réponses à des offres). Ce différentiel peut atteindre 10 points dans les entreprises les moins vertueuses, souligne-t-on au ministère du travail, « un écart trop important pour qu’il s’agisse d’un simple hasard statistique ». Début janvier, France Inter avait révélé une première version de cette étude portant sur un plus grand échantillon de 103 entreprises. « L’exploitation des résultats de ces tests permet de mettre en évidence une discrimination significative et robuste selon le critère de l’origine, à l’encontre du candidat présumé maghrébin, dans presque tous les territoires de test », concluent les auteurs de l’étude.

« Limites » de l’étude

 

Une entreprise, Air liquide, pratique une discrimination « à l’envers », en avantageant le candidat potentiellement discriminé (réponse non négative dans trois cas au candidat présumé d’origine française et dans dix cas au candidat présumé d’origine maghrébine). Les tests effectués sur le critère du lieu de résidence – situé ou non dans un quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) – ne permettent pas de conclure à des comportements discriminants significatifs, même si les auteurs relèvent des situations contrastées : en Gironde, dans les Alpes-Maritimes et dans le Rhône, le candidat issu d’un QPV obtient un taux de réponse plus faible que le candidat résidant en quartier neutre, alors qu’en Midi-Pyrénées, son taux de réponse est sensiblement plus élevé que celui du candidat résidant en quartier neutre.

Cette pratique du « name and shame » (« nommer publiquement et couvrir de honte ») promise par Emmanuel Macron en mai 2018 suscite la colère des entreprises pointées du doigt, malgré les précautions du gouvernement, qui s’est employé à souligner les « limites » de cette étude à plusieurs reprises.

L’étude montre que les CV portant des noms maghrébins ont 25 % moins de chances d’obtenir une réponse positive

En cause, la très grande proportion des candidatures spontanées envoyées directement à des manageurs, qui ne reflète pas, selon les entreprises, le processus de recrutement très centralisé au sein du service des ressources humaines des grands groupes. Autre critique, la nature des emplois recherchés : des postes non qualifiés de technicien de maintenance et d’hôtesse d’accueil. « Or, ces recrutements sont sous-traités à des prestataires extérieurs », explique-t-on chez Renault, qui se dit prêt à contribuer à l’élaboration d’une meilleure méthodologie pour les futurs testings. « On recrute 4 000 personnes par an en France, dont 95 % d’ingénieurs avec bac + 5, pas des hôtesses d’accueil », fait valoir la porte-parole d’Altran, Stéphanie Bia, qui dénonce un manque de transparence des pouvoirs publics.

« Les salariés d’Air France ne peuvent qu’être choqués et dans l’incompréhension totale face aux conclusions de ce rapport, qui ne reflètent absolument pas la culture, les valeurs et les pratiques de l’entreprise », se défend la compagnie aérienne dans un communiqué. « La méthodologie très contestable de cette étude ne montre qu’une seule chose : il y a encore des candidatures spontanées qui ne reçoivent pas de réponse chez Rexel », rétorque pour sa part le fournisseur de matériel électrique, qui dénonce une « accusation injuste, injustifiée et inacceptable ».

Ce choix méthodologique a été dicté par la crainte d’être repéré par les plates-formes de recrutement. « Il n’en reste pas moins qu’il n’y a aucune raison pour que deux candidats soient traités différemment par les salariés qui reçoivent ces candidatures, tranche l’un des auteurs, Yannick L’Horty, professeur à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. On peut dès lors rejeter l’hypothèse de deux candidats traités de manière égalitaire. »

Pour Anne Chutczer, déléguée générale d’Atout Jeunes Universités, association lancée en 2011 par Danone et L’Oréal et destinée à créer des ponts entre étudiants et manageurs, c’est justement au niveau du management que les freins sont les plus résistants : « Les ressources humaines des grandes entreprises sont convaincues que ces candidats ont toute leur place dans la société, ce sont les manageurs qui se montrent réticents. La conviction portée par le sommet ne se retrouve pas forcément dans la hiérarchie intermédiaire. »

« Préjugés ancrés »

 

Plus insidieux encore, l’entre-soi inconscient. Dans la lutte contre les discriminations à l’embauche, c’est un des obstacles les plus difficiles à surmonter. « Les comportements discriminants volontaires sont bien plus faciles à repérer que les comportements discriminants involontaires, estime Catherine Tripon, directrice au sein de la fondation Agir contre l’exclusion (FACE), qui vise à prévenir et lutter contre toutes les formes d’exclusion, de discrimination et de pauvreté. Des recruteurs qui veulent bien faire, il y en a, mais s’il y avait une martingale, ça se saurait. Même les boîtes les plus vertueuses discriminent sans le vouloir, tant les préjugés sont ancrés. »

« Qu’il s’agisse de grands groupes, de petites entreprises ou de PME, beaucoup sont persuadés de ne pas discriminer et de tout faire comme il faut. Le plus dur est de leur faire accepter que ce n’est pas le cas », observe Didier Baichère, député LRM des Yvelines très investi dans le plan 1 000 jeunes, déployé en Ile-de-France et destiné à rapprocher les entreprises des chercheurs d’emploi issus des quartiers populaires. « La plupart ne sont pas racistes, ce n’est pas le sujet, mais ils évoluent dans un environnement très stéréotypé. »

Une nouvelle vague de testing « avec un cahier des charges prenant en compte les marges de progrès identifiées sur la première étude », a indiqué le gouvernement, sera lancée avant la fin de l’année. Le ministère de la ville se dit prêt à poursuivre les discussions engagées avec la plupart des entreprises concernées. La secrétaire d’Etat à l’égalité femmes-hommes, Marlène Schiappa, qui réunissait ce jeudi à Matignon plusieurs acteurs associatifs, devrait annoncer une « stratégie gouvernementale » contre toutes les formes de discrimination après les élections municipales.

 

 

Louise Couvelaire

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

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