« Nixon, Clinton, Trump et le souffle de la destitution »

A l’aune de ce qui a été reproché à ses plus récents prédécesseurs ayant fait l’objet d’un « impeachment », l’actuel président américain a commis un forfait autrement plus grave, analyse dans sa chronique Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».

Chronique. Washington, juillet 1974. Richard Nixon vit ses dernières semaines à la Maison Blanche, traqué, épuisé, émotionnellement vidé. La procédure de destitution lancée contre le 37président américain va aboutir, assurait-on dans la capitale fédérale. Le républicain vient d’être mis en accusation par une commission de la Chambre des représentants. Le Sénat va le destituer, le chasser de la Maison Blanche, accomplir cet acte politique fracassant : défaire le verdict du suffrage universel – au nom du comportement « hautement délictuel » du président.

Plutôt que subir cette humiliation, Nixon, le 9 août, préférera démissionner. Mais la procédure de destitution menée contre lui passe aujourd’hui pour avoir été un « modèle », la référence, l’impeachment tel que l’ont voulu les rédacteurs de la Constitution, et très exactement tout ce que ne sera pas la procédure menée ces jours-ci à l’encontre du 45e président, Donald Trump. Pourquoi ?

 

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L’Amérique de 1974 est en proie aux tourments de la guerre du Vietnam. Des milliers de GI sont toujours en Indochine. En fin de premier mandat, en février 1972, Nixon change le profil de la guerre froide en renouant avec la Chine communiste – fait stratégique majeur. Mais les bombardements américains redoublent au Vietnam et s’étendent au Cambodge. Sur les campus, les étudiants sont mobilisés contre la guerre. Les émeutes raciales de la fin des années 1960 ont traumatisé le pays. Ce sont des temps de tempête.

Elu pour un premier mandat en 1968, Nixon est tranquillement réélu en 1972. La victoire était acquise à l’avance. Mais Nixon est un homme sombre, méfiant, roublard, un tantinet paranoïaque, convaincu que les « élites » sont à ses trousses. On n’est jamais assez informé sur l’adversaire : pendant la campagne, la Maison Blanche commandite le cambriolage du quartier général des démocrates à Washington, dans un immeuble des bords du Potomac, le Watergate. Tragicomédie : les cinq monte-en-l’air se font prendre en train de poser des micros.

En ce temps-là, un fait était un fait et Nixon ne le contestait pas

Ce n’est pas tant ce misérable petit « casse » politique qui sera au cœur du déclenchement de l’impeachment que la manière dont la Maison Blanche va tout faire pour camoufler son rôle dans cette affaire : pression sur les témoins, manipulation des services de l’Etat, refus d’obtempérer à la justice et au Congrès. Stagiaire dans une radio affiliée au réseau ABC, je suis promené de la Maison Blanche à la Cour suprême, du Sénat à la Chambre. J’observe la machinerie en action des pouvoirs et contre-pouvoirs de la démocratie américaine. Le Watergate ne fut pas seulement le fait du Washington Post, suivi par le New York Times, mais le résultat cumulé et simultané des enquêtes de la presse, du judiciaire et du Congrès.

Obéissant à leur conscience

 

Le paysage médiatique n’était pas le même qu’aujourd’hui. Pas d’Internet, pas de réseaux sociaux pour gommer la frontière entre le vrai et le faux, pas encore de CNN, et encore moins de Fox News, la chaîne d’ultradroite spécialiste en bobards en tout genre. En ce temps-là, un fait était un fait et Nixon ne le contestait pas – même s’il détestait les journalistes, ces « infatigables nababs du négativisme ». La vie politique n’était pas encore tribale. Obéissant à leur conscience, des républicains pouvaient voter avec des démocrates et vice versa. La politique se faisait avec des majorités d’idées bipartisanes. Nixon démissionnera parce qu’il sait que nombre de républicains voteront sa destitution au Sénat.

 

 

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La transformation des républicains en parti fondamentaliste a lieu dans les années 1990. Le baby-boomeur Bill Clinton – mœurs fantaisistes, passé pas toujours transparent dans l’Arkansas – va être une cible idéale. Le 42e président incarne tout ce que la nouvelle droite républicaine hait du plus profond de son âme : l’individualisme et le libéralisme sociétal hérités des années 1960. Nommé pour enquêter sur des aventures immobilières passées de Clinton, un procureur spécial, Kenneth Starr, met à jour l’affaire Monica Lewinsky, du nom de cette stagiaire de 21 ans avec laquelle le président a eu « une relation inconvenante » à la Maison Blanche.

Une démocratie américaine dégradée

 

Là encore, ce qui vaudra à Clinton d’être mis en accusation, en 1998, dans une procédure de destitution, c’est moins cette attitude « inconvenante » dans le bureau Ovale que ses mensonges et demi-vérités, devant la justice et le Congrès, pour masquer les faits. Mais le Sénat décidera d’acquitter le président, avec l’appui de plusieurs républicains : l’affaire fleurait trop son parfum de règlement de comptes politiques contre un Clinton éminemment populaire.

Les élus républicains voteront non sur les faits mais pour Trump, dont ils banalisent le comportement

A l’aune de ce qui a été reproché à Nixon et à Clinton, Trump a commis un forfait autrement plus grave. Il s’est efforcé de manipuler un gouvernement étranger – celui d’un pays ami, l’Ukraine – afin d’affaiblir l’un de ses concurrents au scrutin présidentiel de novembre 2020 et au mépris des intérêts stratégiques des Etats-Unis. Menteur à répétition, mêlant affaires publiques et privées, insultant ses adversaires, flirtant sans cesse avec l’abus de pouvoir, Trump a dégradé la démocratie américaine. Mais ses électeurs, entretenus à coups de tweets présidentiels rageurs, lui restent fidèles, intimidant les élus républicains. Majoritaires au Sénat, ceux-là refusent la pratique de l’impeachment, ils la neutralisent.

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Ils voteront non sur les faits mais pour Trump, dont ils banalisent le comportement. Ce qui compte et qu’ils privilégient, ce n’est pas la réalité de l’abus de pouvoir, mais l’appartenance à la tribu républicaine. Les démocrates ne sont pas un adversaire, mais la tribu ennemie. Ce niveau de polarisation mine le fonctionnement des institutions et de la démocratie américaines.

P.-S. Portrait remarquable, et effrayant, du 45e président dans « Le Monde selon Trump » (Tallandier, 416 p., 20,90 €), de Nicole Bacharan

 

 

 

Alain Frachon

 

Source : Le Monde

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