Art africain : la France coloniale au rapport

Le document propose de modifier le code du patrimoine pour favoriser les restitutions d’œuvres aux Etats subsahariens.

 

Le 28 novembre 2017, lors d’un discours à Ouagadougou (Burkina Faso), Emmanuel Macron déclare : « Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. » Pour la première fois, un président de la République française prend position sur la question des œuvres et objets africains conservés dans les musées français depuis le temps de la colonisation. Et cette position est à rebours de celle qui a été opposée jusqu’alors à toute demande venue d’un pays africain et qui tient en peu de mots : les collections nationales sont inaliénables et aucune restitution n’est donc possible.

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Le discours suscite aussitôt, en France et à l’étranger, l’inquiétude des conservateurs, l’agacement des marchands, des échanges d’arguments juridiques et politiques. Puis plus rien jusqu’au 22 mars et l’annonce qu’une mission est confiée par l’Elysée à deux universitaires, la Française Bénédicte Savoy et le Sénégalais Felwine Sarr. Leur rapport devait être remis officiellement vendredi 23 novembre, et publié au Seuil fin novembre.

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Le rapport Savoy-Sarr est long de 232 pages, annexes documentaires et illustrations comprises. L’essentiel est dans les 80 premières, qui s’efforcent d’articuler données historiques, politiques et juridiques afin de proposer une démarche globale. Dès l’introduction, le document circonscrit ses limites : l’Afrique subsaharienne d’une part, les collections publiques françaises de l’autre. Les cas algérien et égyptien sont explicitement exclus, parce qu’ils « relèvent de contexte d’appropriation et impliquent des législations très différentes ».

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Les auteurs, qui, de par leurs travaux antérieurs, ne sont pas des spécialistes du sujet, ont rencontré différents interlocuteurs, principalement des représentants des institutions muséales et culturelles, quelques juristes, mais fort peu d’historiens, encore moins d’acteurs privés tels que marchands (deux…) et collectionneurs (aucun n’est nommé). Ils se sont rendus au Sénégal, au Mali, au ­Cameroun et au Bénin, ce qui est peu mais s’explique sans doute par les délais relativement courts.

Le premier chapitre rappelle ce que tout le monde sait : les campagnes militaires, la colonisation fondée sur un rapport profondément inégalitaire du colonisateur blanc qui ordonne et du colonisé noir qui obéit. Il rappelle encore que les demandes de restitution sont aussi anciennes que la fin de l’empire colonial et qu’elles ont été repoussées depuis donc plus d’un demi-siècle. On apprend à cette occasion que des objets prêtés en métropole par l’Institut fondamental d’Afrique noire de Dakar en 1937, 1957 et 1967 ne lui ont jamais été rendus.

Modes de captation parfois brutaux

 

Le deuxième s’intitule « Restituer ». Le verbe est défini en ces termes : « Ré-instituer le propriétaire légitime du bien dans son droit d’usage et de jouissance, ainsi que dans toutes les prérogatives que confère la propriété. » La restitution ne saurait donc être temporaire. Les œuvres doivent, quand c’est possible, retrouver tout ou partie des sens et des fonctions qui leur étaient attachés quand elles ont été collectées, ce que les auteurs appellent « resocialiser les objets du patrimoine ». Est-ce possible dans des pays où l’acculturation et la modernité ont effacé l’essentiel des modes de pensée antérieurs ? Ce projet de retour à ce qui serait une authenticité perdue laisse sceptique.

Puis viennent les questions les plus difficiles : restituer quoi, comment, selon quels critères ? Le « quoi ? » suppose un inventaire, qui est à l’heure actuelle encore incomplet. La majeure partie des objets est parvenue en France pendant la période coloniale et en provenance des peuples colonisés par la France : il y a environ 1 000 pièces avant 1885, il y en a plus de 45 000 en 1960. Une telle augmentation suppose des modes de captation parfois brutaux, une « extrême désinhibition en matière d’“approvisionnement” patrimonial », écrit le rapport.

Le chiffre : 90 000

C’est, au minimum, le nombre total de pièces africaines que posséderaient les musées français, selon l’évaluation quantitative livrée par le rapport Savoy-Sarr : près de 70 000 dans le seul Musée du quai Branly-Jacques Chirac et, officiellement, 17 636 dans une cinquantaine d’autres établissements. Ceux-ci se trouvent, sans surprise, dans des villes portuaires (Cherbourg, Le Havre, La Rochelle, Bordeaux, Nantes, Marseille), mais aussi à Rennes, Lyon, Grenoble, Toulouse, Besançon, Dijon et à Paris (Musée de l’armée et Hôtel de la Monnaie). Mais, précise une note de bas de page : « Faute d’informations fiables au moment de la rédaction de ce rapport, cette estimation ne tient pas compte de collections pourtant importantes, celles de Marseille et du Havre, par exemple. On peut donc considérer que l’estimation présentée ici est très inférieure à la réalité. »

Etrangement, celui-ci omet d’ajouter que cette « boulimie » est longtemps allée de pair avec le plus complet mépris pour les « fétiches » et autres « bois grossiers » des « primitifs » : avant la première guerre mondiale et à l’exception de quelques cercles artistiques très restreints (Apollinaire, Picasso, Tzara, etc.), ces objets ont été présentés comme des preuves de la « sauvagerie » des « nègres cannibales », et donc comme une justification de la colonisation et des missions religieuses. On aimerait penser que les ethnologues de l’entre-deux-guerres se conduisaient autrement.

Le rapport distingue plusieurs types de trajectoire entre Afrique et France : les butins de guerre, les collectes des missions ethnologiques et « raids » scientifiques financés par des institutions publiques

C’est vrai pour ce qui est de l’attention portée aux structures sociales, aux cultes et aux mythes. Mais, en 1931, la mission Dakar-Djibouti paie 7 francs – le prix d’une douzaine d’œufs – un masque collecté au Mali, près de Ségou, quand, aux enchères à Paris au même moment, un masque de qualité comparable se vend plusieurs centaines de francs, sinon plusieurs milliers. Or, la mission a rapporté 3 600 pièces…

Le rapport distingue plusieurs types de trajectoire entre Afrique et France. Ce sont, par ordre décroissant de violence : les butins de guerre et missions punitives ; les collectes des missions ethnologiques et « raids » scientifiques financés par des institutions publiques ; les objets issus de telles opérations, passés en mains privées et donnés à des musées par des héritiers d’officiers ou de fonctionnaires coloniaux ; enfin les objets issus de trafics illicites après les indépendances. Dans chaque cas, le rapport préconise sans hésitation d’« accueillir favorablement les demandes de restitutions ». Il propose même une chronologie des restitutions, qui commenceraient dès maintenant par les prises de guerre et dureraient aussi longtemps que nécessaire, à mesure qu’inventaires plus précis et recherches archivistiques plus poussées permettraient de statuer au cas par cas.

Difficultés et objections sérieuses

 

Ainsi en vient-on au « comment ? ». La restitution « suppose une évolution du droit positif » afin d’échapper à l’argument de l’inaliénabilité. Le rapport propose une modification du code du patrimoine, chapitre 2 du titre 1 précisément, où serait insérée une section 5 relative au patrimoine africain. Le dispositif serait le suivant : dans le cadre d’un accord bilatéral entre la France et un Etat africain, quand une demande est présentée par ce dernier, une commission mixte d’experts l’examine, vérifie les conclusions de l’enquête préalable à la demande et donne un avis d’opportunité – seulement en cas d’absence d’informations suffisantes.

La restitution, quand elle est décidée, se fait auprès de l’Etat demandeur, « seul habilité à présenter » une demande. A ces corrections du code du patrimoine, le rapport ajoute cependant in extremis une alternative, « apparue tardivement dans la discussion », celle d’un texte de loi autonome. Une proposition pour la rédaction de l’un et l’autre figure en annexe. Il est plus que probable qu’elle devrait faire l’objet d’aménagements avant d’être proposée au vote des parlementaires.

Les difficultés et les objections sont en effet sérieuses. Si le cas des butins de guerre est sans doute le plus simple, celui des objets entrés dans les musées par dons ou legs est bien plus délicat. Ces « libéralités », quand elles étaient concédées à des musées, s’accompagnaient de clauses. On peut douter qu’il suffise d’affirmer qu’un « consensus » se dégagerait « sur l’idée que les objets initialement acquis sans consentement de façon certaine ou fortement présumée, puis donnés ultérieurement aux collections publiques, pourraient être restitués à leur pays d’origine sur décision administrative ». C’est aller vite en besogne qu’espérer écarter ainsi des objections de droit, dont on peut penser qu’elles seraient soulevées, par exemple, par les ayants droit de donateurs dont les dons seraient concernés par de telles mesures.

La notion de « consentement »

 

Plus délicate encore est la question des critères de restituabilité. Le rapport se fonde sur la notion de « consentement » : la restitution ne serait impossible que quand il y aurait « des témoignages explicites du plein consentement des propriétaires ou gardiens des objets ». De tels témoignages sont, évidemment, l’exception. Il ne fait aucun doute que c’est ici un point crucial. Il n’en fait non plus aucun que les éléments de réponse manqueront dans l’immense majorité des cas.

Comme l’observe, du reste, le rapport, « les modalités de l’acquisition initiale de ces objets qui s’étale sur presque un siècle et demi peuvent avoir été très diverses : butin de guerre bien sûr, vols, dons plus ou moins librement consentis, mais aussi trocs, achats, équitables ou non, ou même commandes directes auprès d’artisans ou d’artistes locaux ». Dans le cas de commande à des artistes africains – pratique attestée dès le XVIe siècle et qui s’est largement diffusée avec la colonisation –, le consentement est plus que probable puisqu’il y a transaction. Au juste prix ? Pour répondre, il faudrait des documents qui n’ont sans doute jamais existé.

Car, continue le rapport Savoy-Sarr, « le plus souvent, le musée bénéficiaire de dons déjà anciens n’a que peu d’informations sur les conditions de l’acquisition première des objets, et parfois même sur leur provenance exacte ». Cette dernière remarque est en elle-même une difficulté : à quel Etat rendre si on ne sait où l’objet a été saisi et alors que les frontières actuelles ont été dessinées par la colonisation au mépris des continuités de populations et de cultures ? Mais le principal obstacle reste l’établissement du « consentement ». Etant donné le contexte colonial et le rapport de force dissymétrique qu’il instaure, la suspicion de non-consentement est évidemment dominante. Si l’on suit jusqu’à son terme la logique du rapport, des centaines d’œuvres conservées dans les musées français (les masques dogon du Musée du quai Branly, rapportés par la mission Dakar-Djibouti, par exemple) sont donc suspectes. Et, par conséquent, restituables si des Etats en font la demande. On a quelque peine à imaginer les ultimes conséquences – scientifiques, culturelles et politiques – de cette doctrine. Sur ces points, le rapport Savoy-Sarr ne dit rien.

 

Le contexte : quatre cas de pillages

Le rapport Savoy-Sarr a pris l’exemple de ces quatre cas de pillages pour appuyer sa proposition des restitutions immédiates. Pour l’heure, seul le Bénin s’est engagé, depuis 2016, dans une demande d’Etat à Etat.

Ségou (Mali). En 1890, le colonel Louis Archinard vide le palais royal de l’Empire toucouleur et se saisit du « trésor de Ségou » : des bijoux, des armes et des manuscrits conservés à Paris et au Havre. Depuis 1994, les descendants du fondateur de l’empire des Toucouleur, El Hadj Omar, demandent leur retour.

Abomey (Bénin). En 1892, le colonel Alfred Amédée Dodds pille le palais du roi Béhanzin, qu’il fait prisonnier. Les trois statues des rois Ghézo, Glélé et Béhanzin, des trônes, des portes ornées de bas-reliefs sont donnés au Musée du Trocadéro. Ils sont réclamés par le Bénin depuis 2016.

L’empire de Samory Touré. En 1898, Samory Touré, dont l’empire, entre les actuelles Guinée-Conakry et Côte d’Ivoire, résistait à la colonisation, est vaincu par le général Henri Gouraud, qui s’empare de ses richesses : insignes de pouvoir, armes, parures royales, etc.

Benin City. En 1897, les troupes britanniques envahissent et pillent Benin City – dans l’actuel Nigeria. Des centaines de statues et bas-reliefs de bronze sont emportés et vendus à Londres. Quelques rares pièces sont conservées par le Musée du quai Branly, l’essentiel étant réparti entre le British Museum, Leipzig, Berlin et le Metropolitan Museum de New York.

Philippe Dagen

Source : Le Monde

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