Tunisie : cette bombe qui menace les conservatismes

Un rapport publié en Tunisie dresse une liste des lois à promulguer ou abroger afin que les citoyens puissent jouir de leurs droits individuels et d’une réelle égalité homme-femme. De quoi énerver imams médiévaux et zélotes du patriarcat.

Ce sont 235 pages, en arabe, non traduites, qui circulent sur les réseaux sociaux via leur version PDF. 235 feuillets A4 qui suscitent au mieux indifférence, enthousiasme, au pire violence verbale, frais mensonges. C’est selon les personnes auxquelles on s’adresse. Les 235 pages du rapport de la Colibe (Commission des libertés individuelles et de l’égalité), présidée par Bochra Bel Hmida, sont le fruit du travail mené par cette commission voulue par le président de la République de Tunisie, Béji Caïd Essebsi. Et une petite bombe à retardement jetée à l’endroit des conservateurs de toutes obédiences.

Un code des libertés individuelles

 

Palais de Carthage, 13 août 2017. En cette journée symbolique (promulgation du code du statut personnel par le président Bourguiba en 1956), BCE a convoqué les dix membres de la Colibe afin de faire l’état des lieux en matière de libertés individuelles, d’égalité homme-femme, ainsi que des propositions. Lois liberticides, antiques, décrets obsolètes : il faut tout examiner, tout passer à la paille de verre intellectuelle.

Après huit mois de travaux, d’auditions, le rapport a été remis à son commanditaire le 8 juin. Celui-ci attend le 3 août 2018 pour faire savoir à l’opinion ce qu’il en retirera. Après, ce sera au parlement de décider. L’occasion de compter les « progressistes » dans l’hémicycle du Bardo, le parlement tunisien. Pléthore de sujets sont évoqués par la Colibe : égalité homme-femme devant l’héritage, dépénalisation de l’homosexualité (un à trois ans de prison), abolition de la peine de mort… Ce rapport, BCE l’évoquait déjà en octobre 2014, à l’avant-veille de l’élection présidentielle. Le plus emblématique, l’égalité homme-femme devant l’héritage, raisonnera comme un coup de tonnerre dans le monde arabe s’il est annoncé lundi par BCE. Mais l’annonce ne signifiera pas une application immédiate.

Le troublant silence des dirigeants politiques

 

Ce serait dangereusement prématuré de crier victoire, de tresser des couronnes à la jeune démocratie tunisienne, d’imaginer que le contenu du rapport passe d’ores et déjà dans les veines du pays, irrigue son sang législatif : il ne s’agit, à cet instant, que de 235 pages. Ambitieuses, téméraires. Un état des lieux de la législation existante. Aucune décision politique n’a été prise. La ministre de la Femme a déclaré que « le gouvernement est neutre sur ce rapport ». Une absence de prise de position stupéfiante de la part de celle qui dirige un ministère supposé en pointe sur ces sujets. Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, ne l’a guère évoqué. Du côté des partis politiques, seuls Al Massar (gauche) et Afek Tounes (libéral) ont signifié leur soutien. Les autres, notamment ceux qui s’autodéfinissent comme progressistes, sont curieusement atones. Les regards se portent ostensiblement vers Ennahdha. Le parti islamiste est dans une position du « wait and see ». Son leader, Rached Ghannouchi, a rencontré BCE à ce sujet. L’Assemblée des représentants du peuple sera en congé jusqu’en septembre. À un an des élections législatives et présidentielle (octobre-décembre 2019), on pourra jauger le courage politique des partis. Les modernistes, réformistes et autres « istes » auront-ils le cœur à brusquer leurs électeurs ? Seront-ils en adéquation intellectuelle avec leur étiquette politique ?

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Monde arabe, réactions

 

Ce qui devait être une bombe à fragmentation jetée à la figure du conservatisme le plus retors s’avère, pour l’instant, un objet de discrétion. Aucun grand débat de société n’a encore eu lieu, mais l’intérêt va grandissant. Si les habituels gueulards du conservatisme le plus borné, une poignée d’imams qui ont fait du Moyen Âge leur vision du futur, se sont fait entendre, d’autres grognons du statu quo ante se sont également manifestés. Avec la virulence que permet Facebook, des pages se sont créées afin de salir le rapport. Certaines disent que « le mariage pour tous » est au programme, alignant les rumeurs et les mensonges pour tenter de torpiller un rapport qui risque de mettre à mal le patriarcat.

Un rapport à haute teneur politique

 

Le rapport a été volontairement retardé : il devait être publié fin février, à six semaines des élections municipales. Craignant une utilisation trop politique, la Colibe a dû attendre juin. Entre la fin du ramadan, le début de la Coupe du monde en Russie (la Tunisie était qualifiée), les examens scolaires et la promesse des vacances, le rapport a été mis en ligne sans réel service après-vente. Il faut qu’il irrigue le corps social, qu’il provoque « un débat sur les choix de société » selon les mots de Bochra Belhaj Hmida. Dès que BCE aura publiquement annoncé sa vision, cela devrait être le cas.

La Tunisie en pointe au sein du monde arabe

 

Comme souvent, depuis Bourguiba, ce pays aux 11 millions d’habitants devance nettement ses voisins sur le sujet de la femme. Parfois pour de bonnes raisons, des convictions. Parfois pour des considérations politiques, politiciennes. Deux mois après sa parution, les capitales du monde arabe n’ont guère brillé par leurs réactions. Le 13 août, selon les indiscrétions professionnellement distillées par les conseillers de Carthage, l’égalité homme-femme devant l’héritage devrait être proposée à l’Assemblée des représentants du peuple. Une égalité mari-femme, frère-sœur… Le président de la République tire de la Constitution le pouvoir de le soumettre directement au parlement. Cela lui vaudra les félicitations des chancelleries occidentales, le silence embarrassé des pays voisins et certainement les condamnations de nations musulmanes qui parleront d’atteinte au Coran. Certaines organisations terroristes (Aqmi, Isis) vont-elles se saisir de ce prétexte pour cibler la Tunisie ?

Le risque de la division

 

Une décision aussi symbolique risque de créer une fracture au sein de la société tunisienne. Le conservatisme n’est pas l’apanage du parti islamiste Ennahdha. Il traverse toutes les strates de la société, de l’extrême gauche à Nidaa Tounes. La religion n’est, contrairement à ce que l’on croit, pas le seul obstacle à l’égalité homme-femme. Pour la présidente de la Colibe, il s’agit avant tout d’une histoire « d’argent ». Et une partie des hommes n’ont pas du tout envie de partager des biens, des terres avec leurs sœurs, leurs filles… Dans un contexte préélectoral, l’audace tunisienne sera très intéressante à observer. Tout autant que la réaction des capitales arabes.

Benoît Delmas

Correspondant à Tunis

 

Source : Le Point (France)

 

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