Le Versailles de Mobutu

Le maître du Zaïre a bâti une ville et des palais sur la terre de ses ancêtres, en pleine jungle. Il y a planté des espèces importées du monde entier afin d’allier le bon goût à l’européenne et la vigueur de la végétation locale, qui, depuis une dizaine d’années, reprend ses droits sur ces trésors botaniques.

 

A Gbadolite, tout ce qui appartenait à Mobutu Sese Seko a été pillé, ou presque. De ses palais majestueux, il ne reste plus grand-chose d’autre que des ruines, comme une métaphore de la destinée de l’Histoire en République démocratique du Congo, fatalement détruite ou gommée.

 

Le plus grand d’entre eux, un palais de 15 000 m2 lové au milieu de la forêt équatoriale, s’est toutefois maintenu debout malgré les guerres, l’occupation des rebelles et les pillards.A l’intérieur, il y a encore des lustres dépourvus de cristal accrochés aux plafonds déchiquetés, qui menacent de s’effondrer sur le sol de marbre de Carrare. Entre les deux, il y a près de 500 miséreux, des familles de militaires, qui se sont construit des taudis de terre et de bambou sous les ors disparus du « Versailles de la jungle ». Le faste a laissé place à l’indigence dans ce décor baroque et déglingué ceinturé de manguiers envahissants, quelque part aux confins de la province du Nord-Oubangi, au nord-ouest du pays.

 

A une dizaine de kilomètres de ce palais jugé trop grand par le maréchal-président se trouve Kawele, le village de ses oncles. Il y a érigé à la fin des années 1980 sa résidence et asphalté la route jusqu’à la maison de son instituteur, située à cinq kilomètres.

 

Ce second palais surplombe la vallée où l’on aperçoit le clocher de la paroisse de Molegbe, où son père était cuisinier, et domine un bout de forêt domptée pour accueillir sa ville artificielle de Gbadolite. Ce n’est plus qu’un vestige. Le lit en croix de « l’Aigle de Kawele », son bureau, sa piscine serpentant dans les jardins d’exception ont été détruits. Encore aujourd’hui, les maraudeurs font des incursions pour rafler un peu de marbre ou du fer, ensuite revendu en Centrafrique, à seulement vingt kilomètres. Ils ont épargné un petit lion en pierre apparemment sans valeur planté dans ce qui était une fontaine aux jets d’eau synchronisés avec des lumières et de la musique classique.

 

Le palais de Mobutu, à Gbadolite, fin 2017.
Le palais de Mobutu, à Gbadolite, fin 2017. JOHN WESSELS / AFP

 

 

« Quel que soit le lieu où vous étiez à Gbadolite, vous pouviez voir le palais de Kawele illuminé nuit et jour », regrette Lena Mapamboli de sa voix douce. Ce petit monsieur de 62 ans aux manières raffinées, malgré son pantalon rafistolé et sa chemise élimée, semble bien triste dans sa menuiserie du centre-ville de Gbadolite : il est cruel pour un amoureux des fleurs de se retrouver à couper du bois. L’ancien chef horticulteur de Mobutu Sese Seko n’a pas trouvé mieux pour nourrir ses six enfants et tourner la page d’un « rêve » brutalement interrompu en 1997 avec le départ du dictateur, renversé par des rebelles venus de l’est du pays. « Rien n’a vraiment pu être sauvé de l’ère Mobutu, et seuls les trésors botaniques ont été épargnés par les rebelles, mais pas par le temps. Et faute d’argent… », soupire cet agronome envoyé par le dictateur se former dans les pépinières de Suisse.

 

La force des animaux et des esprits

 

 

Lena Mapamboli a pris soin des hectares de jardins et de plantations de Mobutu Sese Seko, avec qui il a noué une relation personnelle autour des plantes et de la nature. Aussi maniaque et obsessionnel que son chef, il aménageait avec rigueur et précision les parcs splendides, qu’il agrémentait parfois de rosiers importés d’Europe. Le « Père de la nation » tenait à ce que ses jardins cristallisent l’excellence du bon goût à l’européenne et la vigueur insaisissable d’une jungle où il puisait ses racines, son inspiration, ce sentiment de démesure et d’invincibilité. Il fallait composer, panacher deux types de végétation pour en tirer une esthétique propre aux exigences du maître du Zaïre.

 

« Mobutu ne supportait pas que les travailleurs touchent les fleurs. Il envoyait ses militaires les rappeler à l’ordre. C’était sacré pour lui, se souvient son ancien cuisinier personnel, Dondo Mbui, 65 ans aujourd’hui. Il aimait le beau, la nature divine, avec laquelle il éprouvait une relation de soumission et de domination. » Comme si l’homme qui a régné, depuis 1965, sur ce pays immense rebaptisé Zaïre, usé par le pouvoir et affaibli par la maladie, n’avait plus que la forêt à défier. Elle le protégeait aussi et lui donnait la force des animaux et des esprits. Il s’y rendait parfois pour des cérémonies traditionnelles ou pour pique-niquer en famille au bord de la rivière.

 

L’entrée du palais de Mobutu, à Gbadolite, fin 2017, squatté par des militaires et leurs familles.
L’entrée du palais de Mobutu, à Gbadolite, fin 2017, squatté par des militaires et leurs familles. JOHN WESSELS / AFP

 

 

Certes, le dictateur kleptocrate possédait un palais à Venise, un domaine au Portugal, un appartement luxueux avenue Foch à Paris et des villas sur la Côte d’Azur, un château en Suisse et des hôtels en Afrique. Mais quoi de plus jouissif que de créer de toutes pièces une ville sur les villages de ses ancêtres ? Gbadolite était son joyau, la concrétisation de sa mégalomanie empreinte d’un besoin de retour aux origines, le lieu d’expression d’un pouvoir total qui se rétrécissait à mesure que son pays subissait les conséquences économiques de sa « zaïrianisation », la nationalisation brutale.

 

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Joan Tilouine

 

 

Source : Le Monde  (M Festival)

 

 

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