Coupe du monde : épargnez-nous une deuxième saison de « black-blanc-beur », par Olivier Guez

L’écrivain et envoyé spécial pour « Le Monde » en Russie appréhende l’instrumentalisation d’un éventuel succès français dimanche.

Je redoute une victoire de l’équipe de France, dimanche 15 juillet, en finale de la Coupe du monde. Non sur le terrain (elle m’enchanterait, même si j’aime beaucoup cette équipe croate, technique et séduisante, depuis des années) mais sur les plateaux, les forums et dans les tribunes (des journaux). Ils s’échauffent déjà, les sociologues récupérateurs, tous ceux qui voudront instrumentaliser un éventuel triomphe au stade Loujniki de Moscou et l’ériger en un lieu de mémoire de notre histoire et de notre identité.

De grâce, épargnez-nous une deuxième saison de « black-blanc-beur », vingt ans après la première, et la projection de vos fantasmes ou de vos craintes sur cette belle équipe de France, sous prétexte qu’elle est multiethnique. Elle est à l’image de nos classes populaires (et moyennes), plus bigarrées que les immeubles jouxtant le jardin du Luxembourg à Paris, en effet : c’est l’équipe de France du début du XXIe siècle, de la mondialisation et des grandes migrations. Mais ne lui faites rien dire (ou pas trop) sur notre communauté nationale ; surtout, ne la surchargez pas de symboles, le football est trop versatile et le ballon capricieux. En 2010, les mutins de Knysna n’étaient pas les ambassadeurs des banlieues mais des idiots immatures.

Mythe tricolore éphémère

 

Je ne crois pas qu’une sélection nationale, bonne ou mauvaise, dise grand-chose d’un pays. Certes, il est arrivé que le football aide des nations à se construire (les jeunes Etats d’Amérique du Sud et d’Europe centrale et orientale, après l’éclatement de l’empire austro-hongrois, pendant l’entre-deux-guerres), à se relever (l’Allemagne de l’Ouest et l’Italie après 1945), ou atteste d’un moment très particulier de l’histoire d’un pays.

Lorsque le Brésil remporte sa première coupe du monde, en 1958, son style de jeu (passes, mouvements, fluidité) incarne la parenthèse enchantée qu’il traverse alors, une certaine modernité, la construction d’une nouvelle capitale (Brasilia), l’émergence d’une culture inédite (architecture, cinéma, musique : bossa nova). Mais ce sont des phénomènes rarissimes.

En France, jusqu’en 1998, on n’a jamais voulu associer football et destin national : les résultats n’étaient pas à la hauteur de l’image que les Français se faisaient d’eux-mêmes. Ensuite, le nouveau mythe tricolore n’a pas résisté longtemps à l’épreuve des faits. Jean-Marie Le Pen s’est qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle en 2002 ; trois ans plus tard, les banlieues explosaient.

Que nous révèlent de la France contemporaine les Bleus de Didier Deschamps ? Pas ce que certains voudraient croire. Mbappé et Pogba ne représentent qu’eux-mêmes, des athlètes de très, très haut niveau, richissimes à 20 ans, des extraterrestres, en quelque sorte, qui, parce qu’ils sont très forts et travaillent sans cesse, réussissent (en sport, on ne triche pas), et c’est très bien ainsi. Evitons les dérives (les obsessions) de la presse américaine, même la meilleure, qui viseraient à différencier les joueurs selon la couleur de leur peau. En équipe de France, il n’y a ni bleu clair ni bleu foncé, et de Pavard à Umtiti, les joueurs qui la composent représentent très dignement la France. C’est l’un des grands succès de Didier Deschamps.

Mbappé et Pogba ne représentent qu’eux-mêmes, des athlètes de très, très haut niveau, richissimes à 20 ans, des extraterrestres, en quelque sorte.

A l’étranger, le prestige de la France va se renforcer : le football est une arme redoutable de soft power. Pour la première fois, les Bleus ne sont pas portés par un joueur providentiel, un Napoléon ou un de Gaulle des surfaces de réparation, tels Kopa, Platini et Zidane. Mbappé est encore un peu vert, et Griezmann en dedans, cette compétition : la réussite est collective, cela devrait interpeler.

Enfin, il y a une autre chose que révèle le parcours russe des Bleus : l’immense besoin de communier des Français, ensemble, après les drames de 2015 et 2016 et malgré nos divisions, politiques, économiques et religieuses. J’ai toujours considéré le football comme une pause métaphysique. A l’échelle d’une nation, c’est extraordinaire et, à mes yeux, largement suffisant.

 

Olivier Guez (écrivain)

Source : Le Monde

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