Maurice Godelier : « Se moderniser sans s’occidentaliser »

Pour l’anthropologue, les pays émergents, à l’image de l’Inde ou de la Chine, s’annoncent comme les puissances hégémoniques de demain. En affirmant leurs identités culturelles, ils contestent le matérialisme et l’individualisme occidentaux.

Dans un monde marqué par le -déclin des pays occidentaux, les pays émergents refusent de se laisser  » dicter leurs conditions d’existence «  et entendent  » se construire un avenir identitaire propre « , nous explique Maurice Godelier.

Nous assistons à deux mouvements : le repli des Etats-Unis et la montée en puissance des grands pays d’Asie comme l’Inde ou la Chine. Comment -analysez-vous la nouvelle donne -internationale advenue avec la disparition de l’URSS, dans les années 1990, puis la croissance des  » pays émergents « , dans les années 2000 ?

Le système global mondial capitaliste, qui -repose sur la concurrence entre les nations, est en train de connaître un bouleversement majeur : nous assistons à la fin de quatre siècles de domination occidentale. Les Etats-Unis ne sont plus la superpuissance mondiale qu’ils étaient avant l’attentat contre les Twin Towers ou leurs échecs en Afghanistan, en Irak et en Syrie. De grands pays industriels et scientifiques comme l’Inde et la Chine sont désormais compétitifs au niveau mondial. Ces puissances montantes au sein du système capitaliste s’annoncent déjà comme les pays hégémoniques de demain.

Ce qui est nouveau, c’est que, une fois engagés dans l’économie capitaliste, ces pays affichent leur volonté de se moderniser sans s’occidentaliser. Ils disposent d’une économie solide, de pôles de recherche scientifiques modernes et d’universités réputées, mais ne veulent plus -vivre dans un rapport subordonné à l’Occident et renier leur culture. Le temps est venu, pensent-ils, de réaffirmer leur identité et de contester le matérialisme et l’individualisme de l’Occident. Pour se construire un avenir identitaire propre, ils puisent dans leur histoire et leur passé des coutumes, des religions ou des modes de vie qui avaient été mis en péril, attaqués ou même détruits par les valeurs occidentales.

Pourriez-vous nous donner des exemples de ce phénomène ?

Je pense notamment aux processus d’affirmation culturelle que l’on observe depuis quelques années en Chine, en Inde ou en Turquie. Un demi-siècle après Mao, qui rendait Confucius responsable de la stagnation de la Chine, le confucianisme est en pleine renaissance dans l’empire du Milieu. Le même mouvement a lieu en Inde. Alors que Nehru, après l’indépendance, en  1947, avait instauré une -séparation de l’Etat et de la religion inspirée par la Constitution britannique, le premier ministre, Narendra Modi, proclame que tous les Indiens doivent être hindous, que l’Inde est la terre nourricière des plus hautes formes de spiritualité humaine et qu’elle doit se poser en exemple face à l’Occident matérialiste. -Regardons également du côté de la Turquie : Erdogan s’efforce de mettre à bas la  » modernité  » construite dans les années 1920 par -Atatürk, qui avait dissous le califat, occidentalisé l’écriture et séparé la religion et l’Etat. Ces trois pays revendiquent aujourd’hui leur propre philosophie de l’histoire.

Cette célébration des identités -s’accompagne-t-elle nécessairement d’un rejet de l’Occident ?

Ces nouvelles puissances économiques et militaires tracent des lignes rouges que les Occidentaux sont priés de ne pas franchir. Pour la Chine communiste de Xi Jinping, cette ligne rouge est la démocratie libérale : tout en pratiquant un capitalisme offensif et efficace, elle rejette la démocratie pluripartiste, la liberté de la presse, l’autonomie des syndicats, les droits de l’homme, la séparation des pouvoirs et la -liberté d’expression. En Arabie saoudite, la -ligne rouge est l’islam : cette royauté dont l’économie repose sur le pétrole, et qui s’enrichit en l’exportant sur le marché mondial, ne tolère aucune autre religion sur son sol. La terre du royaume, qui a été foulée par le prophète, est considérée comme sacrée – elle est, d’ailleurs, le centre du pèlerinage à La  Mecque de tous les musulmans du monde, sunnites et chiites.

Vous estimez que le modèle de ce -processus auquel nous assistons est le -Japon de la fin du XIXe  siècle. Pourquoi ?

L’ère Meiji (1867-1912) est le modèle de cette  » modernisation sans occidentalisation  » que défendent aujourd’hui les pays émergents. En juillet  1853, une flotte de quatre navires américains commandée par le contre-amiral Matthew Perry pénètre dans la baie d’Uraga. Les Américains exigent que le shogun ouvre les ports japonais aux Occidentaux et lui font -signer un traité de commerce très désavantageux pour le Japon. Ce choc brutal avec l’Occident est à l’origine de la volonté de moderniser le pays, mais la réponse du Japon est exemplaire : le pays décide à la fois de devenir la -première puissance de l’Asie et de préserver son héritage culturel. Le mot d’ordre de l’ère Meiji est  » wanton Yosai « , qui signifie  » adopter les sciences et les techniques de l’Occident sans faire perdre son âme au Japon « .

Les élites japonaises exigent alors du shogun un vaste programme de réformes économiques et sociales pour moderniser le pays et faire front aux Occidentaux : pendant quatorze mois, la moitié des ministres du premier gouvernement de l’ère Meiji part en Amérique, au Royaume-Uni, en France et en Allemagne pour jeter les bases du Japon moderne. Mais cette modernisation s’accompagne d’une forte -affirmation culturelle : le shintoïsme devient -religion d’Etat et l’empereur incarne le pouvoir politico-religieux. Aujourd’hui encore, le Japon refuse de s’occidentaliser dans les deux domaines qu’il considère comme le cœur de son identité : la religion, où cœxistent le shintoïsme et le bouddhisme, et la politique, où -domine le respect, voire le culte de l’empereur.

Ces pays veulent-ils rompre avec l’Occident ?

La  » modernisation sans occidentalisation  » dont je parle ne consiste pas à couper les liens avec l’Occident, mais à refuser que l’Occident dicte les conditions d’existence des autres pays. Aucune des puissances montantes qui tente aujourd’hui d’affirmer son identité -culturelle ne peut, ni ne souhaite, cesser tout échange commercial ou renoncer à tout emprunt technologique provenant de l’Occident. Ce serait d’ailleurs impossible : l’idée qu’un pays pourrait se  » démondialiser  » n’a pas de sens. Le système capitaliste est mondial, cette évolution est irréversible, tous les pays sont devenus interdépendants en ce qui concerne leurs ressources et leurs technologies.

Depuis les années 1980-1990, un grand -changement historique a, en effet, achevé de -reconfigurer le monde dans lequel nous sommes. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un système économique est -devenu véritablement mondial. Il ne ressemble pas aux  » systèmes-monde  » comme -l’empire chinois ou l’empire romain, baptisés ainsi par l’historien Fernand Braudel : ces pays mettaient en rapport d’interdépendance de nombreux peuples ayant des cultures différentes mais un centre les dominait – Rome, par exemple. Ces  » systèmes-monde  » n’étaient et ne furent jamais véritablement mondiaux.

Cette analyse est en contradiction avec la prophétie faite par l’intellectuel américain Francis Fukuyama dans son livre  » La Fin de l’histoire et le dernier homme  » (1992). Que pensez-vous de son analyse ?

A l’époque où Fukuyama prophétise la  » fin de l’histoire  » dans un livre qui fait grand bruit, le monde occidental a les Etats-Unis à sa tête, il n’a plus d’adversaire à combattre, il n’y a plus de menace contre le système capitaliste. La domination de l’Occident sur le reste du monde semble définitivement établie puisqu’on assiste à l’intégration progressive, dans l’économie de marché dominée par les Etats-Unis, de tous les pays de la planète. L’horizon ultime du monde semble donc être l’alliance de la démocratie -libérale et de l’économie capitaliste.

Mais Francis Fukuyama rêve de la gloire de l’Occident au moment même où l’Occident a déjà amorcé son déclin historique : le début du XXIe  siècle marque la fin de cette hégémonie culturelle et politique. L’élargissement du capitalisme à la Chine et aux anciennes puissances colonisées, au lieu d’implanter la démocratie libérale, a produit l’effet contraire : ces pays émergents mettent en question une grande partie des valeurs occidentales, notamment en refusant le principe de la démocratie représentative. Ces nouvelles puissances économiques et scientifiques veulent -affirmer leur identité propre.

Quelle sera, selon vous, la place de l’Occident dans ce monde nouveau ?

L’Occident ne va pas être marginalisé : il sera tout simplement mis à la place qu’il peut -occuper – celle d’une puissance importante mais non mondialement dominante. Il faut absolument que l’Occident accepte cette nouvelle donne et perde l’arrogance qu’il avait au cours des quatre siècles où il a dominé le monde. Il lui faut apprendre à discuter et à faire des compromis permanents. Encore -faudrait-il, pour cela, que l’Occident soit uni.

Comment expliquez-vous ce puissant -retour aux identités ?

Il y a, à la source de ces revendications identitaires, un profond ressentiment envers l’Occident, qui est le fruit de la colonisation. La domination de l’Occident sur une grande partie du reste du monde a commencé au XVIe  siècle avec la découverte de l’Amérique par les -Espagnols et les Portugais et elle n’a pris fin qu’en  1936, avec la colonisation de l’Ethiopie par l’Italie. Du XVIe  siècle à la fin du XVIIIe  siècle, l’expansion coloniale fut d’une extrême violence : elle a entraîné la destruction des -empires aztèque et inca, l’expropriation massive des terres des indigènes par les colons européens, le refoulement en Amérique du Nord des Indiens dans les réserves, la christianisation forcée des populations, l’éradication systématique des religions traditionnelles, le pillage des richesses et le travail forcé dans les plantations. A la fin du XVIIIe  siècle, la puissance de l’Occident a été décuplée par les révolutions scientifique, agricole et industrielle. La création de nouvelles colonies s’est alors étendue à l’Afrique tout entière, au Moyen-Orient, à l’Inde et au Sud-Est asiatique – de la Malaisie et l’Indonésie au Vietnam et aux îles de l’Océanie.

Que signifiait, pour ces peuples et ces sociétés, la colonisation européenne ? Du jour au lendemain, un Etat, ou une tribu, perdait la souveraineté qu’il exerçait sur son territoire, ses ressources et ses habitants. Désormais, son avenir ne dépendait plus de lui-même mais de décisions prises par des étrangers au nom de leurs propres intérêts et en rivalité avec des Européens appartenant à d’autres puissances coloniales. Coloniser, ce n’était pas seulement soumettre par la force des peuples et des Etats : c’était éliminer systématiquement les formes de gouvernement qui existaient avant l’arrivée des Européens ou les contraindre à les servir. C’était, ensuite, exploiter leurs ressources et s’enrichir à leurs dépens.

Coloniser, c’est aussi prétendre  » civiliser «  les peuples colonisés, comme le disait Jules Ferry, leur apporter les bienfaits de la  » vraie  » civilisation et de la  » vraie  » religion – le christianisme qui sauve les âmes. Dominer, exploiter, civiliser engendre le plus souvent chez les -colonisateurs arrogance et mépris pour les modes de vie et de pensée des populations qui leur sont soumises. On comprend, dès lors, les formes de rejet et de résistance, les révoltes vite réprimées, mais, surtout, le sentiment douloureux, chez les populations colonisées, d’une perte d’identité par rapport à leur passé et leurs traditions méprisées, mutilées ou -éradiquées de force. Ce sentiment est au cœur des revendications identitaires actuelles.

Les équilibres géopolitiques d’aujourd’hui sont-ils l’héritage de cette période -coloniale ?

L’Occident a façonné le monde en exportant deux concepts qui étaient inconnus des -peuples colonisés : le capitalisme moderne et l’Etat-nation. Il a imposé l’économie de marché capitaliste, mais il a aussi exigé que tous les territoires conquis prennent la forme d’un Etat aux frontières reconnues par le droit international. On a découpé les Etats à la règle : à la conférence de Berlin, à la fin du XIXe  siècle, les Occidentaux se sont partagé l’Afrique noire en coupant de manière arbitraire à travers les royaumes et les tribus afin de fabriquer des Etats-nations artificiels calqués sur le modèle occidental. En Europe, la nation avait précédé l’Etat, ou s’était constituée en même temps. Les pays colonisés ont été obligés de faire -l’inverse : ils ont dû se constituer en Etat, puis tenter de créer une nation et d’apparaître comme des pseudo-démocraties en convoquant, de temps à autre, des élections.

Le Gabon, par exemple, comprenait de nombreuses tribus : on les a rassemblées dans un seul Etat. La Libye n’avait jamais été un pays avant la colonisation : c’était un espace où -vivaient au moins trente grandes tribus, dont certaines étaient arabes, d’autres berbères, d’autres arabo-berbères, d’autres toubou. Comment fondre cette diversité complexe dans un Etat-nation à l’occidentale ? Après les indépendances, au lendemain de la seconde guerre mondiale, une trentaine d’Etats nouveaux sont certes apparus. Taillés par les Européens au mépris des réalités tribales ou ethniques, des structures politiques et religieuses, des réseaux d’échange et d’alliance qui existaient avant leur arrivée, leurs bases restent cependant fragiles.

Vous dites que, dans ce nouveau monde, les sciences sociales seront plus utiles que jamais. Pourquoi ?

Comment comprendre ces nouvelles puissances qui souhaitent affirmer leur identité culturelle sans faire appel aux sciences -sociales ? La biologie moléculaire ou la physique nucléaire sont infiniment utiles au monde, mais elles ne nous permettent pas d’analyser le retour du confucianisme en Chine ou le discours sur l’hindouisme en Inde. Pour -comprendre les cultures et les trajets historiques de ces puissances montantes du XXIe  siècle, il faut mobiliser les sciences du passé comme l’histoire, mais aussi les sciences du présent comme l’anthropologie, la sociologie et l’économie politique.

L’anthropologie, par exemple, cherche à comprendre les manières de penser, d’agir et de sentir des hommes. C’est dans ces systèmes -sociaux qui s’étendent sur des siècles, telle l’Inde des castes, que les individus fabriquent leur individualité culturelle. La connaissance de ces normes sociales permet de comprendre comment l’individu s’insère dans des rapports qu’il n’a pas inventés, dans une culture qu’il n’a pas produite, dans une langue qu’il n’a pas choisie. On ne peut pas découvrir ces logiques d’action en quinze jours : mon premier séjour en Nouvelle-Guinée, chez les Baruya, a duré trois ans – il faut six mois pour comprendre, six mois pour comprendre qu’on n’a rien compris et six mois pour réapprendre ! Ce travail permet de connaître les logiques de pensée et les valeurs des cultures. C’est important, car leur passé continue à agir dans leur présent : il est l’une des sources de l’identité d’un peuple.

Les jeunes qui grandissent au XXIe  siècle doivent savoir décoder ce monde non occidental qui est en pleine transformation et qui conteste aujourd’hui les valeurs de l’Occident. Dans les manuels des collèges et des lycées, l’histoire des autres est souvent présentée de manière trop lapidaire : l’Inde se résume parfois au Taj Mahal. C’est dommage : les acquis de la recherche sur les sociétés non européennes ne doivent pas être réservés au monde universitaire, toujours trop fermé sur lui-même. Seule une approche géostratégique qui s’appuie sur les données de l’histoire, de l’anthropologie et des sciences économiques permet d’analyser et de comprendre les rapports de force et d’intérêts qui se construisent sous nos yeux entre les -nations, géantes ou minuscules, et qui continueront à se développer tout au long du XXIe  siècle qui s’ouvre devant nous.

Quel rôle les sciences sociales peuvent-elles jouer face au développement rapide de l’intelligence artificielle, de la robotique et des big data ?

Elles doivent les accompagner à chaque pas, analyser la nature de leurs interventions dans la vie sociale et les conséquences qu’elles vont entraîner – non seulement pour la société, mais aussi pour le psychisme des futures générations. Il faut donc ajouter la psychologie aux sciences sociales dont je viens de parler.

Propos recueillis par Anne Chemin

 

Source : Le Monde

 

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