A Copenhague, l’imam Sherin Khankan est une femme

A Copenhague, Sherin Khankhan, Danoise musulmane, née d'une union mixte, a ouvert une mosquée. Une transgression qui suscite la colère des radicaux musulmans et des islamophobes.

Norrebro, au cœur du quartier historique et branché de Copenhague. Les enseignes de vêtements rappellent celles de l'avenue Montaigne à Paris. Chics et chères. A deux pas de ces vitrines se niche la petite mosquée Mariam, dont l'imam est… une femme. Ce lundi d'octobre, la grisaille de l'automne s'est déjà abattue sur la ville. Sherin Khankan, 43 ans, docteure en sociologie des religions, est habillée pour la circonstance : une jupe marron jusqu'aux genoux, des collants de la même couleur recouverts de hautes chaussettes, un sous-pull pastel sous un pull à manches courtes en mohair d'un vert d'eau chatoyant. La modestie en étendard mais sans voile. "Vous garderiez les bras nus?", interroge-t-on. "Sûrement pas", répond-elle, un brin sévère.

Cette mère de quatre enfants au parcours incroyable, retracé dans un livre qui vient de paraître en France*, a pourtant l'habitude de fracasser les limites. L'an passé, elle est devenue la première femme responsable d'une mosquée au Danemark, un lieu de culte qu'elle a elle-même créé dans un vaste appartement, un espace ouvert à tous, croyants, non croyants, sunnites, chiites, hommes, femmes… Depuis, celle qui dirige également l'ONG Exit Circle y a prononcé seize unions. Autre consécration : la visite d'un important imam d'Indonésie. "Il a même mené la prière du vendredi en lançant : 'L'homme parfait est une femme.'" Sherin Khankan sourit comme pour dire : "Je ne suis pas un gadget, je suis reconnue par une autorité du monde musulman."

Son père musulman déclenche sa vocation

L'aventure de la mosquée ­Mariam est celle d'un rêve ­devenu réalité. "Plus jeune, j'ai eu cette vision d'une prière menée par une femme, explique-t-elle. C'était le début du voyage." Celui d'une musulmane laïque, issue d'une union mixte entre une mère finlandaise chrétienne et un père syrien immigré dans les années 1970, qui a formé le projet de "créer une nouvelle façon de raconter et percevoir l'islam", "un autre récit". S'il existe des imames en Chine depuis le 19e siècle et aujourd'hui en Allemagne ou aux Etats-Unis, le pari était osé dans un pays qui ne compte que deux grandes mosquées et où l'affaire des caricatures de Mahomet a entraîné un séisme.

Lire l'interview des deux protagonistes à l'origine des caricatures de Mahomet : "Céder à la violence, c’est prouver qu'elle fonctionne"

Peu importe la difficulté de l'entreprise. Sherin Khankan a l'habitude d'être un pont entre deux mondes. Lorsqu'elle avait 11 ans, elle a vu son réfugié syrien de père, qui l'avait jusqu'alors éduquée avec sa sœur à l'écart de la religion, traverser une crise de foi, écrasé par la culpabilité d'avoir élevé ses filles sans leur parler de l'islam. "Il s'est senti coupable", souffle-t-elle. Une phrase terrible lui reste en mémoire : "Si tu ne crois en rien, tu n'es rien!" A ce moment-là, l'adolescente comprend que l'univers est habité par une force venue de l'au-delà, que la colère noire de son père englobe "la foudre tombée du Walhalla [le lieu de séjour des héros dans la mythologie nordique] et le ciel des Vikings". "Et encore, ajoute-t-elle, aujourd'hui, je vous passe les détails. Son discours a été très violent, surtout pour une enfant."

Voyages à Damas et au Caire l'orientent vers le soufisme

Violent mais fondateur. Sherin Khankan perçoit confusément à cet instant que la mission de sa vie doit être à l'intersection de ses deux mondes. A 19 ans, elle qui est "née musulmane" se "soumet" à son tour à l'islam. Pour cela, elle change son prénom d'Ann Christine en Sherin. Son père, alors, ne crie plus. Pourtant, loin de se réjouir à l'idée de la voir aspirer à des responsabilités religieuses, il s'inquiète et l'implore : "Porte le voile mais surtout ne prends pas le titre d'imame." Pour lui, c'est trop révolutionnaire et trop dangereux.

Cette fois, Sherin Khankan choisit de le contredire et surtout de forcer le destin. Il lui faut briser le carcan patriarcal, pour elle-même d'abord et puis pour d'autres femmes. Elle avance à pas de loup, avec la conviction lumineuse et sereine des croyants. A la révolution, elle préfère "l'alternative, les nuances" qui permettent une transgression en douceur. Lors de voyages à Damas et au Caire, elle prend le chemin du soufisme, un courant mystique et minoritaire de l'islam. A son retour au Danemark, en 2001, la voilà légère, en paix.

Elle est accusée par l'extrême droite de propager un islam radical

Un temps, elle rêve d'un destin politique, entre au Radikale Venstre, (un parti de centre gauche) et trébuche. Sherin Khankan est étrillée, estampillée radicale, à la suite d'une prise de position ambiguë sur la lapidation. "Je suis contre, évidemment, mais j'ai élargi le débat à la peine de mort en général, même de façon légitime, comme en Occident." Quinze ans après, cette histoire la "hante encore" et elle se montre désormais plus claire : "L'islam politique est un échec. Il a été utilisé comme idéologie pour manipuler et provoquer des antagonismes entre croyants et non-croyants, entre l'Orient et l'Occident."

Aujourd'hui, ses sentiments sont partagés. D'une voix douce comme la soie, elle concède qu'elle est "heureuse", que "la pression" sur ses épaules est "moins forte" qu'au début, mais qu'elle reste la cible d'attaques de tous bords. Ces temps-ci, trois députés d'extrême droite – dont un musulman – l'accusent de propager un islam radical. "Cette fois, je vais les assigner en justice pour diffamation. Ils vont trop loin", soupire-t-elle.

Elle se voit comme "danoise, finlandaise et syrienne"

Dans sa mosquée du centre de Copenhague, beaucoup d'hommes et de femmes désemparés lui ­demandent de l'aide. "Les mariages mixtes, c'est le challenge de notre temps, constate-t-elle. Je rencontre beaucoup de souffrance et de tristesse. J'essaie d'apporter des solutions par le prisme de l'islam." Elle-même est issue d'une union mixte mais l'époque était moins crispée, et tout semble s'être passé plus simplement.

Sa double culture, en revanche, la questionne toujours. "Je suis ­syrienne", lâche-t-elle au détour d'une phrase. Avant de se reprendre : "Je suis danoise, finlandaise et syrienne, je refuse de me définir du point de vue de la nation : le passeport et le sang n'ont rien à voir." Ce qui la définit, c'est son opposition "à tous les dogmes" : "Les femmes doivent être entièrement libres de choisir de porter le voile ou non."

La liberté est un long chemin. Son propre mari, un Danois d'origine pakistanaise pratiquant un islam strict et politique, ne fête pas Noël. Du coup, elle a cessé de le célébrer. Pour longtemps? On croit deviner que la prochaine transgression aura peut-être lieu près d'un sapin lorsque l'imame dit en souriant : "Je ne me suis jamais sentie aussi légère et libre."

 

Karen Lajon

*La Femme est l'avenir de l'islam, Stock, 267 p., 19.50 €.

 

Source : LeJDD (Le 28 octobre 2017)

 

 

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