Olivier Roy : « Il n’y a pas de retour du religieux »

Le crépuscule des dieux n’a pas eu lieu. L’Europe – et la France en particulier – est frappée en son cœur par l’obscurantisme meurtrier du terrorisme islamique. Mais assistons-nous pour autant à un retour du religieux ? Et pourquoi la religion est-elle si persistante au XXIe siècle ?

Telles sont les questions auxquelles le psychanalyste Fethi Benslama et le politologue Olivier Roy ont répondu le 21 juillet, lors des Controverses du Monde en Avignon, conversations menées en partenariat avec le Festival d’Avignon destinées à éclairer les questions qui taraudent notre modernité.

Assiste-t-on à un retour, voire à une expansion du religieux ?

Olivier Roy (O. R.) : Les pratiques religieuses qui sont visibles aujourd’hui ne sont pas ­celles d’il y a soixante ans. Ce ne sont pas les formes traditionnelles du religieux qui font la « une » des journaux. Ce sont des formes néofondamentalistes. Assiste-t-on néanmoins à une expansion de la religiosité ? Les chiffres démontrent le contraire. Partout, y compris dans les pays musulmans, la pratique religieuse baisse. La sécularisation a gagné, ce qui a entraîné un divorce entre la culture dominante et le religieux, qui a commencé dans les années 1960 et qui porte sur les valeurs.

Quand Jules Ferry en 1880 écrivait sa fameuse Lettre aux instituteurs pour expliquer ce que c’était que l’école laïque, il leur disait : ce n’est pas un débat sur la morale parce que nous avons tous la même sur la famille, le rôle de la femme, la séparation des sexes, qu’on soit catholique ou athée.

A partir des années 1960, un nouveau référentiel de valeurs s’impose dans lequel la liberté individuelle devient le centre de tout, qui aboutira au mariage homosexuel, à la procréation assistée, à la gestation pour autrui, en rupture totale avec les valeurs religieuses.

Donc nous n’assistons pas qu’à un débat sur le dogme ou sur la foi, ce qui était le cas en 1905, mais à une controverse sur les valeurs qui fondent notre société. Il n’y a pas de retour du religieux.

Fethi Benslama (F. B.) : De quoi la religion s’occupe-t-elle ? Du point de vue de la psychanalyse, son objet est d’abord la détresse native des humains, leur sentiment d’abandon dans le monde, contre lesquels elle offre le bouclier de l’espérance.

Elle s’occupe ensuite de leur mode de jouissance, en leur imposant des obligations communes, donc une morale. Est-ce que ces problèmes relatifs à l’angoisse d’être n’existent plus ? Evidemment non, et la religion reste pour la majeure partie de l’humanité le principal traitement de cette angoisse. En revanche, le mode d’administration du traitement a changé à cause de la diffusion de la conception scientifique du monde et avec elle de la sécularisation.

Dès lors que la religion ne constitue plus le socle commun unique de la conception du monde, le traitement religieux a tendance à se privatiser en suivant le processus moderne de l’autonomie. De plus en plus d’individus choisissent de se convertir à l’intérieur même de leur religion. C’est le phénomène de la reviviscence et de ce qu’on appelle les born again. Il ne leur suffit plus d’hériter de leur tradition religieuse, il faut qu’ils l’acquièrent par eux-mêmes. Il s’agit d’un processus d’autodéfinition qui est le propre du sujet moderne.

Quand la religion traditionnelle est dominante, les individus lui délèguent la part de leur angoisse de conscience ; ils s’appuient sur un dieu qui prend sur lui leurs fautes et leur pardonne. Ce que nous appelons le surmoi est partagé avec Dieu. La religion constitue un surmoi de prothèse pour l’humanité.

Lorsque le sujet se détache de la conception religieuse du monde et s’autonomise, il doit supporter seul son angoisse de conscience, il devient plus surmoïque. C’est pour cette raison que nous avons aujourd’hui un accroissement des névroses obsessionnelles partout où la religion décroît. D’autres choisissent de revenir à des formes religieuses fondamentales, plus à même de lutter contre la privatisation des tourments surmoïques.

Pourquoi le religieux nous semble-t-il davantage visible aujourd’hui qu’hier ?

O. R. : Parce qu’il a été d’une certaine manière expulsé de la scène publique. Un simple rappel : quand l’abbé Pierre a été élu à l’Assemblée nationale à la fin des années 1940, il est venu au Palais-Bourbon en soutane avec le drapeau tricolore en accroche. Ce serait impossible aujourd’hui. Or la loi n’a pas changé. Donc qu’est-ce qui s’est modifié ? C’est la perception du religieux, qui apparaît comme quelque chose au mieux de bizarre, au pire de fanatique, de dangereux ou d’ignorant.

Les communautés de foi – des catholiques intégristes aux juifs orthodoxes en passant par les salafistes musulmans – se sentent agressées par la société et la culture laïques. Ce sentiment d’avoir été expulsé de l’espace social fait naître soit un désir de reconquête (il faut que la France revienne à ses racines chrétiennes, il faut prêcher, etc.), soit au contraire un complexe obsidional : on est menacé, on est attaqué, il faut qu’on nous accorde un statut d’exception.

On voit de plus en plus de communautés religieuses, aux Etats-Unis par exemple, qui demandent à être protégées par la loi contre les nouvelles lois, par exemple avoir le droit de ne pas célébrer un mariage homosexuel ou être dispensé de financer la contraception dans des accords avec la Sécurité sociale. Donc aujourd’hui le religieux s’autonomise de la société et entre même en sécession avec elle, parce que Mai-1968 est entré dans la loi.

F. B. : La religion a une capacité extraordinaire à s’adapter et à utiliser tout ce qu’elle a sous la main pour produire du sens, en agglomérant les éléments les plus hétérogènes. Vous voyez un homme qui porte la barbe et le qamis, il est chaussé de Nike flashy, son téléphone portable sonne des psalmodies du Coran.

Nous avons cru que la science et la sécularisation allaient effacer la religion ; en fait, celle-ci a muté ; aussi, pour rester croyant, doit-on l’être encore plus et d’une manière plus voyante. Certains musulmans n’ont pas besoin de porter les marques de leur foi, d’autres ne se sentent pas assez musulmans et s’obligent à l’être encore plus et plus visiblement.

Pourquoi est-ce au nom de l’islam que les processus de « radicalisation » sont aujourd’hui les plus massifs ?

O. R. : Il y a d’abord des raisons sociologiques, puisque la grande masse des immigrés en Europe occidentale est d’origine musulmane, ce qui fait que la question de l’intégration va mettre l’islam au cœur des enjeux et revendications.

Deuxièmement, il y a les crises au Moyen-Orient. Or ces crises ne sont pas religieuses, elles obéissent à des logiques géostratégiques, comme la guerre par personnes interposées entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Chacun des acteurs va expliquer le conflit en termes religieux afin de se donner une légitimité à l’égard de sa propre population et afin de miner celle de l’adversaire. On est dans de la realpolitik au sein de laquelle le religieux est manipulé.

Et la troisième dimension, c’est ce que j’appelle le formatage du religieux, c’est-à-dire la façon dont le religieux relève le défi de cette sécularisation. Toutes les religions ont rencontré ce problème-là. Pour l’Eglise catholique, ça s’est fait en un siècle. Aujourd’hui, l’islam doit accomplir sa mutation et son adaptation à la sécularisation du monde en quelques décennies, c’est-à-dire à partir des années 1970.

La pression est énorme pour adapter les religiosités musulmanes au changement de nos sociétés. Donc il y a ceux qui s’adaptent et ceux qui vont au contraire se dire : non, nous n’acceptons aucun compromis, nous voulons l’islam pur et dur. Et là, il y a deux versions, l’une salafiste, qui porte uniquement sur le religieux, et l’autre djihadiste, qui repose sur le mythe de créer un califat, un Etat islamique. Nous vivons donc le moment islamique de la transformation du religieux.

F. B. : Lorsque Napoléon arrive en Egypte, il commet des massacres épouvantables puis réunit tous les cheikhs du Caire et leur dit en substance : « Vous étiez une grande civilisation, mais maintenant vous n’avez plus rien, qu’est-ce qui vous reste ? » Et le grand cheikh du Caire de répondre : « Nous avons le Coran. » Napoléon ironise : « Est-ce que, dans le Coran, il y a comment fondre le canon ? » Tous les cheikhs lui rétorquent en chœur que oui.

Je considère cet épisode comme la scène originaire du fondamentalisme musulman. C’est une réponse défensive à la conquête guerrière occidentale et à la puissance technoscientifique qu’elle porte et à travers laquelle elle perfore le savoir absolu de Dieu.

Il en résulte ce que j’appelle le « surmusulman » qui se veut encore plus musulman pour sauver son Dieu, afin qu’il soit sauvé par lui. D’où la surenchère de signes, de marques, de rites que l’on observe aujourd’hui. Cette angoisse de sauver le sauveur est la souffrance de beaucoup de musulmans.

Comment expliquer que le nihilisme meurtrier d’une fraction de la jeunesse française issue de l’immigration se fasse au nom de Dieu ?

O. R. : Premièrement, il y a un nihilisme générationnel, qui n’est pas du tout propre à des jeunes d’origine musulmane. C’est celui dont la tuerie de Columbine aux Etats-Unis est le paradigme : des comportements suicidaires de jeunes déstabilisés qui massacrent indistinctement et qui meurent eux-mêmes, après avoir annoncé leurs projets criminels sur Facebook.

Deuxièmement, il y a ces jeunes qui rejoignent le djihad et le terrorisme islamique et qui, dans 80 % des cas, étaient connus des services de police. Ceux-là n’ont pas d’éducation religieuse, mais ont basculé dans la religion au moment même où ils ont basculé dans la radicalisation. Ce n’est pas à la suite d’une pratique religieuse intense due à une formation religieuse qu’ils sont devenus radicaux. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de radicaux religieux. Mais les radicaux religieux ne sont pas ceux qui basculent dans la violence.

D’abord je constate que, depuis 1995, tous meurent : soit ils se font sauter, soit ils attendent que la police les tue. Ceux qui partent en Syrie y vont pour mourir. La mort est intégralement liée à leur projet.

Daech [l’acronyme de l’organisation Etat islamique (EI)en arabe] déclare vouloir établir un califat, établir une société islamique pure et juste. Or quelque chose cloche : si vous pensez que vous rejoignez un mouvement qui va créer la société juste, vous ne vous tuez pas, ou alors vous êtes prêt à vous sacrifier mais vous aimeriez bien quand même vivre dans la société bonne et juste, etc. Mais aucun d’entre eux ne le souhaite. Quand ils vont en Syrie, ils y vont pour le djihad, ils y vont pour la mort. Dans le fond, ils ne croient pas au projet utopiste que l’EI met en avant. Et même l’EI, à y regarder de près, ne met pas en avant de projet utopiste dans ses textes, mais l’apocalypse et l’annonce de la fin des temps.

F. B. : Les deux tiers des radicalisés ont entre 15 et 25 ans. Nous retrouvons cette donnée partout. Nous sommes donc face au symptôme d’une fraction d’adolescents et de jeunes adultes qui ont identifié leurs troubles à l’angoisse de Dieu, diffusée par de redoutables communicants qui les appellent au sacrifice ; certains y répondent. Beaucoup d’entre eux sont dans l’errance et cherchent à se réorienter à partir de la mort, à travers une quête de sens qui passe par l’épreuve ordalique.

Pour une part, ils ressemblent à ces adolescents suicidaires qui vous disent : « Je voulais mourir mais pas me tuer », lorsqu’ils en reviennent. Mais, parmi eux, il y a ceux qui ne veulent pas en revenir et qui ont définitivement fusionné leur pathologie personnelle avec l’idéologie de la terreur et sa destructivité.

Y a-t-il un risque que le religieux se sépare davantage de la société, ou bien une réconciliation est-elle possible ?

O. R. : Le pur religieux n’a aucune perspective. La coupure avec la société signifie soit l’orientation nihiliste et meurtrière des jeunes radicaux islamiques, soit des refus moins violents mais séparatistes, comme le rejet total de la mixité avec le monde laïque. Ou bien alors c’est la voie de la reconnexion avec la culture et la société, comme celle qu’emprunte le pape François qui dit : bon d’accord, l’Eglise catholique est à présent une minorité en Europe, alors apprenons à dialoguer avec la majorité.

F. B. : La violence de l’islamisme radical conduit beaucoup de musulmans à réfléchir. Qu’un certain rapport à la religion musulmane puisse produire cette horreur devient la question la plus brûlante. Les islamistes tunisiens par exemple déclarent vouloir renoncer à l’islam politique. Mais la reconnexion de la religion avec la société ne se fera pas sans progrès social. N’oublions pas que c’est aussi l’amélioration des conditions d’existence qui a permis au christianisme de pacifier ses rapports avec la société. Rappelons-nous que les formes de religion les plus violentes naissent de la détresse humaine, qui s’étend sur la planète entière.

Fethi Benslama est psychanalyste et membre de l’Académie tunisienne. Professeur de psychopathologie clinique à l’université Paris-Diderot, il a récemment publié Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman (Seuil, 160 p, 15 euros).

Olivier Roy est directeur de recherche au CNRS et professeur à l’Institut universitaire de Florence. Il a publié La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture (Seuil, 2008) et En quête de l’Orient perdu (Seuil, 2014).

Propos recueillis par Nicolas Truong

 

Prochain article : L’appartenance religieuse n’a pas de sens en Chine

Le contexte

Le XXIe siècle est-il véritablement devenu dominé par une religion qui aurait pris le relais des grandes utopies du précédent ? La sécularisation est-elle inéluctable ou au contraire marque-t-elle le pas ? Âge de la science et foi sont-ils conciliables ? Quelles relations entretiennent politique et sacré et quelle place occupe désormais la spiritualité ? Six points de vue et débats permettent de mieux comprendre la place et les évolutions de l’expérience et du sentiment religieux dans le monde actuel.

Retrouvez tous les articles de la série « Pourquoi le XXIe siècle est-il religieux ? » :

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Source : Le Monde

 

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