Ecole : pourquoi les garçons issus de l’immigration ont autant de mal

Pourquoi les fils d’immigrés ne réussissent-ils pas à l’école aussi bien que leurs sœurs ? Les filles parviennent en effet à surmonter le fait que l’école de la République joue de plus en plus mal son rôle d’intégration pour les enfants issus de l’immigration.

Selon les derniers chiffres du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA, enquête 2012), un quart des 15-24 ans sortis du système scolaire sans diplôme sont des enfants d’immigrés nés en France, alors qu’ils représentent une personne sur cinq dans cette classe d’âge. Par la faiblesse socio-économique de leurs parents, associée à une ségrégation urbaine peu propice à la scolarisation, ces enfants-là cumulent les difficultés de départ. Mais ce handicap ne pèse pas le même poids selon qu’on est une fille ou un garçon.

Menée depuis 2008 par des chercheurs de l’Institut national d’études démographiques (INED) et de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), la vaste enquête « Trajectoires et origines » (TeO), dont les résultats viennent d’être rendus publics (Le Monde du 9 janvier), le confirme avec force : à niveau social équivalent et toutes origines confondues, les filles issues de l’immigration témoignent d’une intégration scolaire sensiblement équivalente à celle de la population générale. Les garçons, en revanche, marquent le pas. L’enquête pointe même un groupe, les fils de Maghrébins et de parents venus d’Afrique subsaharienne, dans lequel une part importante de jeunes gens, du fait de leur échec scolaire massif, n’ont pas réussi leur insertion sociale et cumulent les indicateurs d’exclusion. Un phénomène qualifié par les auteurs de l’enquête TeO de « fait social majeur » et que l’école publique s’est révélée impuissante à empêcher.

Les garçons moins scolaires que les filles ? L’inégalité de genre est bien connue dans le système scolaire français, et même européen. Les études PISA, qui se succèdent tous les trois ans depuis 2000, le montrent à chaque fois : les filles sortent moins souvent du parcours scolaire, redoublent moins, ont des taux supérieurs d’obtention du brevet et du bac, remportent plus de mentions. Ce qui n’empêche pas les garçons, une fois l’étape du bac franchie, d’être les plus nombreux aux niveaux les plus sélectifs : ils constituent 56 % des étudiants atteignant le doctorat, les filles s’arrêtant le plus souvent à la licence ou au master.

Pour expliquer cette plus grande difficulté d’adaptation des garçons au système scolaire, la sociologue Marie Duru-Bellat, spécialiste des questions d’éducation, avance deux pistes : la socialisation familiale et l’attitude des enseignants. « Les débuts de la scolarité sont souvent décisifs pour la suite, rappelle-t-elle. Or, les premières années d’école, les petits garçons vont avoir plus de mal à s’adapter au “métier d’élève”. Rester tranquille sur sa chaise, s’intéresser à la lecture – activité perçue comme féminine, puisque ce sont souvent les mamans qui leur ont fait la lecture quand ils étaient tout petits –, tout cela va jouer en leur défaveur. A quoi s’ajoute le fait que les filles ont en général un vocabulaire plus développé, les parents ayant eu tendance dès leur premier âge à plus leur ­parler qu’aux garçons. »

Stéréotypes de genre

Les enseignants, qui prennent ensuite le relais, s’attendent eux-mêmes à ce que les filles réussissent mieux, à ce qu’elles soient moins dissipées et se mettent au premier rang. « La norme scolaire est moins violente pour les filles, car elle leur permet de déployer ces qualités prétendument féminines », résume la sociologue. Une étude de la revue Education & formations (décembre 2015, n° 88-89) sur le climat scolaire montre d’ailleurs que les petits mâles sont plus nombreux, au collège, à estimer avoir été injustement traités : l’assertion « les punitions données sont très ou plutôt justes » reçoit l’accord de 74 % des filles interrogées, contre 61 % des garçons. « Les garçons ont souvent l’impression d’être “sur-punis”, ce qui n’est pas forcément faux, commente Marie Duru-Bellat. Même dans les pratiques éducatives parentales, on observe que les filles savent mieux s’y prendre pour éviter les punitions : elles jouent sur les stéréo­types de genre pour promettre d’être plus sages, de faire un effort. Se met ainsi en action une dynamique de punition différente pour les filles et pour les garçons, qui se transforme parfois pour ces derniers en victimisation. »

Ces stéréotypes de genre, qui émanent de la famille comme de l’école, sont à l’œuvre chez les enfants d’immigrés comme chez les autres. Mais, dans la deuxième génération des minorités dites « visibles » dont au moins un des parents est originaire d’Afrique subsaharienne, du Maghreb ou de Turquie, les écarts de réussite entre filles et garçons sont encore plus marqués que dans la population générale. Comment expliquer l’échec scolaire qui affecte spécifiquement les fils d’immigrés en provenance de ces pays ? L’enquête TeO ne répond pas directement à cette question. Mais elle ouvre des hypothèses.

L’étude a été menée sur le terrain en 2008-2009, auprès de 8 200 jeunes gens âgés de 18 à 35 ans, tous nés en France et ayant au moins un parent immigré. Chez ces enfants ayant suivi toute leur scolarité en France, les filles tirent leur épingle du jeu : 62 % d’entre elles sont bachelières, contre 65 % des filles dans la population majoritaire (n’ayant aucun parent d’origine étrangère). Leur taux de réussite est même supérieur à la moyenne quand leur famille est originaire du Sud-Est asiatique (70 %).

La situation est nettement plus préoccupante chez les garçons. En 2008, parmi les fils d’immigrés interrogés, 48 % seulement étaient titulaires du bac, contre 59 % des garçons de la population générale. Et ils étaient 24 % (contre 16 %) à être sortis du système éducatif sans diplôme du secondaire, ce taux atteignant 30 % parmi les fils d’immigrés originaires du Maghreb, d’Afrique sahélienne, centrale ou guinéenne, et 35 % chez les fils d’immigrés venus de Turquie. « Dans certains courants migratoires, les fils d’immigrés sont particulièrement nombreux à être démunis de diplôme à la fin de la scolarité obligatoire, ou à n’avoir que le brevet des collèges », résument les chercheurs.

Des analyses dites « toutes choses égales par ailleurs »

Si l’on veut expliquer ces résultats disparates (chez les garçons comme chez les filles) selon les milieux d’origine, il faut bien sûr prendre en compte le ­contexte économique, souvent très précaire, de ces familles d’immigrés. A niveau financier équivalent, il faut aussi regarder les appartenances sociales et le capital scolaire des parents dans leur pays d’origine. «Le brillant parcours de nombreux élèves appartenant à des ­familles venues d’Asie du Sud-Est et de Chine doit être corrélé au fait que ces ­immigrés faisaient souvent partie des groupes les plus éduqués dans leur pays d’origine, précise Mathieu Ichou, sociologue à l’INED. De même, les faibles performances des enfants d’immigrés turcs – filles comprises – dans le système scolaire français doivent être rapprochées du ­statut social de leurs parents, en général issus d’un milieu rural et peu qualifié. »

Pour faire la part de ce qui, dans les difficultés scolaires rencontrées par les garçons issus de l’immigration ,relève de leur origine sociale (diplôme des parents, conditions financières, taille de la fratrie, etc.), les chercheurs ont procédé à des analyses dites « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire après contrôle des héritages sociaux, scolaires et linguistiques transmis par les parents. Une fois ces correctifs appliqués, les écarts de réussite constatés entre les fils d’immigrés et la population générale s’annulent pour les descendants originaires d’un département d’outre-mer ou du Portugal. En revanche, et même s’ils se réduisent, les désavantages scolaires persistent pour la plupart des autres origines : Maghreb, Turquie, Afrique subsaharienne.

Comment comprendre la persistance, dans ces groupes, de ces fortes disparités d’intégration selon le genre ? Les garçons et les filles ont-ils dans ces milieux fa­miliaux des statuts plus différenciés qu’ailleurs ? Le sociologue Hugues Lagrange ne renierait pas l’hypothèse, lui qui plaidait, dans Le Déni des cultures (Seuil, 2010), pour la prise en compte des identités culturelles dans l’analyse des difficultés scolaires précoces selon l’origine des parents. A l’issue de plusieurs enquêtes menées dans des quartiers sensibles de la vallée de la Seine, de Paris et de Saint-Herblain (Loire-Atlantique), il observait qu’à condition sociale égale délinquance et échec scolaire étaient trois fois plus fréquents chez les garçons d’immigrés provenant du Sahel (Mali, Sénégal et Mauritanie) que chez les enfants de parents français, une fois et demie plus que chez les Turcs, les Maghrébins et les Africains du golfe de Guinée. Rappelant que dans ces pays du Sahel, à majorité musulmane, la famille est patriarcale, souvent polygame, avec des femmes dépendantes et de grandes fratries, il im­putait à ce modèle familial l’échec et l’inconduite des fils.

Des fortes apirations scolaires, mais moins d’implication

Faut-il, comme Hugues Lagrange le suggère, « revenir sur l’occultation de l’ethnicité et des différences culturelles » pour expliquer le fort échec scolaire d’une ­partie des fils d’immigrés, une approche culturaliste très critiquée dans la sociologie française ? Invoquer le retour, observé par l’Insee, de l’observance religieuse et des normes morales traditionnelles chez les jeunes des cités (séparation et traitement différencié des sexes, polygamie) ? N’ayant pas pris la religion comme critère dans leur étude, les chercheurs de l’enquête TeO ne s’y risquent pas. Laure Moguérou, socio-démographe à l’université Paris-X et cosignataire du chapitre relatif au parcours scolaire de l’enquête TeO, n’en constate pas moins, chez les enfants de l’immigration comme dans le reste de la population française, une socialisation familiale assez différenciée entre filles et garçons. « Les premières vont être davantage contrôlées, assignées à rester à la maison. Cela peut développer chez elles certaines dispositions scolaires. On attend d’elles qu’elles soient sages et dociles, quand les garçons sont plus libres de sortir, constate-t-elle. Par ailleurs, les filles savent que pour un même niveau de diplôme elles n’obtiendront pas forcément la même chose sur le marché du travail que les garçons. Elles anticipent les discriminations dues à leur sexe et misent sur l’école pour les atténuer. »

En parallèle à l’étude TeO, Laure Moguérou a mené avec la sociologue Emmanuelle Santelli une série d’entretiens dans des familles immigrées de milieux populaires, venues du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et de Turquie. Elles y ont observé de fortes aspirations scolaires pour leurs enfants, l’école étant perçue comme un moyen d’intégration et de mobilité sociale. Mais « cette situation ne s’accompagne pas d’une implication plus forte dans le suivi de la scolarité », constatent-elles. A milieux sociaux comparables, les parents immigrés suivent moins les devoirs que ceux de la population majoritaire. Freinés par la faiblesse de leur capital scolaire, ils sont donc peu à même d’intervenir quand leur progéniture est en difficulté. Les filles étant à ce stade globalement plus intégrées dans le système scolaire, elles s’en sortent mieux.

A ce biais jouant en défaveur des garçons s’en ajoute un autre, lié à la très forte stratégie d’émancipation qu’expriment les parents immigrés vis-à-vis de leurs filles. Les mères surtout, par ailleurs les plus impliquées dans le suivi scolaire, « ont accepté le rôle d’épouse, de mère de famille nombreuse et de femme au foyer, mais en mobilisant toutes les ressources pour que leurs filles ne subissent pas le même sort », précisent ces deux chercheuses. Dans des groupes d’origine africaine où le modèle est celui de la famille élargie, les pères, désormais en première ligne en matière d’autorité, peuvent par ailleurs avoir du mal à cadrer leurs fils, plus frondeurs et bagarreurs que les filles.

Sentiment d’injustice

Et l’école ? A son corps défendant, elle participe, elle aussi, à l’échec des garçons qui posent problème. Les élèves ne sont pas traités de la même façon selon leur origine, et les enfants de l’immigration les moins favorisés le perçoivent très bien. C’est ce que confirment les travaux de Yaël Brinbaum et Jean-Luc Primon, deux sociologues ayant participé à l’enquête TeO. Dans un article publié en 2013 dans la revue Economie et statistique de l’Insee, ils mettent en relation le sentiment d’injustice à l’école et l’origine migratoire. Les garçons déclarent une fois et demie à deux fois plus que les filles avoir eu le ­sentiment d’être discriminés, en premier lieu sur la question de l’orientation. « Ce sentiment s’exprime d’autant plus que ces garçons ont eu un cumul d’expériences scolaires négatives – redoublement, sortie précoce du système scolaire, orientation en filière professionnelle quand ils espéraient la filière générale », détaille Yaël Brinbaum. C’est chez les enfants issus des minorités visibles que le sentiment de discrimination est le plus fort. Or, l’enquête TeO le montre à diverses reprises, quand des enfants d’immigrés déclarent éprouver un sentiment d’injustice, l’expression qu’ils en donnent minore la réalité de cette injustice.

Lire l'entretien : « Il faut absolument mettre en œuvre une vraie politique de lutte contre les discriminations »

Que faire pour inverser cette tendance et donner à tous des chances égales ? Dans ce domaine pourtant au cœur de sa mission, l’école de la République se révèle particulièrement mauvaise élève comparée à ses voisins européens, selon la dernière étude PISA. Pour certains, améliorer les choses supposerait en premier lieu de s’attaquer à la ségrégation scolaire. Pour d’autres, il faudrait aussi, comme le font les pays du Nord, traiter de façon rigoureuse et précoce les inégalités d’apprentissage.

Laure Moguérou, elle, insiste sur la nécessité pour l’école de tenir compte de la diversité de ses populations. «  Il y a une sorte de chape de plomb dans l’institution scolaire française : on ne veut pas voir qu’il y a des origines différentes, on fait comme si cela n’existait pas, constate la ­socio-démographe. Or, lorsqu’on fait des enquêtes en milieu scolaire, on voit bien que la question des origines est présente : elle intervient dans la constitution des classes, dans les processus d’orien­tation, dans la manière dont les enseignants vont percevoir les élèves et s’adresser à eux… Mais, dans l’école de la République, ce n’est pas censé exister. Du coup, la formation des ­enseignants n’intègre pas cette réalité. »

Catherine Vincent
Journaliste au Monde

 

Source : Le Monde  (Supplément Culture & Idées)

 

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