Hissène Habré, la terreur politique en procès

L'ouverture du procès de l'ancien dictateur tchadien, lundi 20  juillet à Dakar, couronne les efforts des anciennes victimes du régime et des associations de défense des droits de l'homme.

Un passage à vide de ma vie. " C'est avec ces mots simples et pudiques que Clément Abaïfouta décrit son séjour en enfer. " Pendant mes quatre années de détention, je n'ai pas existé et, depuis ma sortie, je traîne avec moi une vie brisée ", souffle le président de l'Association des victimes des crimes du régime d'Hissène Habré. Son histoire, il l'a déjà racontée des dizaines de fois. Celle d'un jeune homme, alors âgé de 23  ans, qui devait s'envoler pour l'Allemagne afin d'y poursuivre ses études. Sur une simple suspicion de connivence avec un groupe rebelle, il se retrouva, du 12  juillet  1985 au 7  mars  1989, embastillé, sans procès ni explication, par le régime paranoïaque du dictateur tchadien Hissène Habré.

Clément Abaïfouta a survécu aux centres de détention sordides de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS, la police politique dévouée à la cause du président), où " l'être humain était chosifié, soumis aux bastonnades, aux tortures, aux corvées, à la dysenterie, à la faim et au mépris ". Lorsque la voiture s'engage sur la " plaine des morts ", là où les victimes du régime étaient inhumées, il pointe un grand arbre sans feuilles : " C'est là que j'ai enterré mon premier cadavre. " Sur cette étendue sablonneuse, située à la sortie de N'Djamena, les bâtisses sans charme ont depuis poussé sur des charniers remplis de victimes de la répression.

Quatre ans durant, Clément Abaïfouta a fait partie d'une équipe de fossoyeurs, choisi pour cette sale besogne, croit-il, en raison de son " bon gabarit ". " Chaque jour nous arrivaient huit à dix corps, mais parfois, cela allait au-delà. Sur plus de 2 kilomètres, il n'y a que des cadavres enterrés vulgairement, sans le moindre respect dû aux morts ", dit-il. Une commission nationale d'enquête a estimé en  1992 que plus de 40 000 personnes ont été assassinées ou sont mortes en détention durant les huit années de règne d'Hissène Habré (1982-1990).

Sentiment d'aboutissement

Plus d'un quart de siècle après sa libération, les jours et les nuits de Clément sont encore hantés par ce calvaire. Un sentiment d'aboutissement a toutefois estompé sa douleur. Après quinze années de lutte et de péripéties judiciaires, le procès d'Hissène Habré, accusé de crimes contre l'humanité, de crimes de guerre et de torture, doit s'ouvrir le 20  juillet à Dakar, au Sénégal. Pour la première fois, un ancien chef d'Etat africain sera jugé sur le continent noir en vertu du principe de " compétence universelle ". A force de ténacité, les victimes de la répression du régime tchadien, fortement soutenues par l'organisation de défense des droits de l'homme Human Rights Watch (HRW), ont transformé en souricière le  havre sénégalais où s'était réfugié, après sa chute, celui qu'elles considèrent comme leur bourreau. Une souricière où la vie du vieil homme, désormais âgé de 72  ans, pourrait s'achever derrière les barreaux.

" C'est pratiquement la fin d'un cauchemar. Pour tout le monde, sauf moi, ce procès était une utopie ", reconnaissait Jacqueline Moudeïna, la coordinatrice du collectif des avocats des victimes, à quelques jours du début du procès. Installée derrière son bureau, cette femme élégante et courageuse, qui a payé dans sa chair son engagement – en juin  2001, l'explosion d'une grenade jetée devant l'ambassade de France l'a laissée handicapée d'une jambe –, détaille les obstacles qu'il a fallu surmonter avant que cette quête de justice ne devienne une réalité pour les 4 200 victimes directes et indirectes qui se sont portées parties civiles.

Au début de cette histoire, il y eut tout d'abord, en  1999 à N'Djamena, la rencontre du destin entre deux étudiants missionnés par HRW et Souleymane Guengueng, un survivant des geôles de la DDS qui s'était juré de faire connaître au monde " la vérité sur le régime Habré ". Dans une boîte cachée à l'arrière de sa maison, ce dernier avait conservé les témoignages de 792 victimes, recueillis après la chute du despote.

Ces documents furent à la base de la procédure engagée au Sénégal en janvier  2000 avec le dépôt d'une première plainte par sept victimes tchadiennes. Mais l'inculpation prononcée par un juge de Dakar fut aussitôt cassée par la cour d'appel, au prétexte que la justice locale n'était pas compétente. Puis l'affaire rebondit en Belgique où, après quatre années d'enquête et autant de refus du Sénégal d'extrader Hissène Habré, le dossier revint entre les mains de l'Union africaine (UA). L'organisation demanda alors au Sénégal de juger l'ancien président " au nom de l'Afrique ", mais Abdoulaye Wade, le chef de l'Etat à l'époque, maintint sa politique d'obstruction. Deux ans auparavant pourtant, l'arrestation de l'ancien dictateur chilien Augusto Pinochet avait montré que les anciens chefs d'Etat ne sont pas intouchables.

Confortable exil

A Dakar, Hissène Habré était devenu un homme influent, investissant dans tous les pans de la société grâce aux millions d'euros dérobés des caisses de l'Etat tchadien le jour de sa fuite. Finalement, un événement politique vint bousculer le confortable exil du dictateur : l'élection à la présidence sénégalaise, en  2012, de Macky Sall. Ce dernier permit la création des Chambres africaines extraordinaires (CAE), une juridiction ad hoc installée dans l'enceinte du palais de justice de Dakar, présidée par un juge burkinabé, Gberdao Gustave Kam. Un an plus tard, en juillet  2013, Hissène Habré fut inculpé et mis en détention, d'abord dans un hôpital, puis dans un pavillon de la prison du Cap Manuel. Depuis, il attend son procès où il sera le seul accusé, la justice tchadienne ayant, en mars  2015, condamné à la hâte ses complices demandés par les CAE, que N'Djamena refuse de laisser aller témoigner.

A l'évocation de l'ouverture du procès, le regard de Ginette Ngarbaye s'illumine. " C'est bientôt le bout du tunnel. Je remercie mon Dieu ", s'exclame cette belle dame de 51  ans qui eut le malheur d'offrir un peu d'eau, il y a trente ans, à un groupe de rebelles présumés. Une preuve de complicité pour les nervis de la DDS. " Quand ils sont venus me chercher, une voisine a dit : “C'est ton tour !”  "

"  Faute collective "

S'ensuit alors une semaine de tortures à l'électricité, de coups de chicotte, sans le moindre égard pour l'enfant que porte Ginette et qui naîtra en détention quelques mois plus tard. " J'ai accouché sur le sol plein de puces, de poux et de toutes sortes d'insectes. Je pleurais, l'enfant pleurait et mes codétenues pleuraient. Nous étions une trentaine à attendre la mort, mais, un matin, en janvier  1987, on est venu me dire que j'étais libre ", raconte-t-elle en épongeant son front ruisselant de sueur. " Au début, les gens ne voulaient pas entendre ce que nous avions vécu, ils avaient peur et, moi aussi, j'avais peur ", poursuit Ginette.

Comme tous les pensionnaires des prisons de la DDS qui ont recouvré la liberté, ses geôliers lui avaient ordonné de se taire : " Ils m'ont dit de faire bien attention. Si quelqu'un vient nous dire que tu as raconté ce que tu as vu ou vécu, alors on te ramène ici, et ce sera fini pour toi. " Ginette Ngarbaye a finalement brisé le silence et attend désormais que celui qu'elle considère comme le responsable de son malheur soit condamné pour ses crimes. " Si je n'étais pas une militante des droits de l'homme, j'aurais voulu qu'on le pende ", conclut-elle.

D'une voix douce, Zakaria Fadoul Khidir, le président de l'Association des victimes des crimes et répressions politiques au Tchad, raconte un autre volet de la violence politique sous Habré. Celui où " la faute est collective ", comme le lui affirmera son interrogateur de la DDS. Son seul crime est d'être né zaghawa, la même ethnie que l'actuel président Idriss Déby Itno, qui, après avoir servi fidèlement Hissène Habré, entra en rébellion en  1989. Cette insurrection, comme la révolte des Sudistes en  1984 ou celle des Hadjeraï en  1987, entraîna des représailles sur l'ensemble de la communauté.

" Entre les frères, les beaux-frères, les cousins et les oncles, j'ai perdu 46 personnes, éliminées par la DDS ", dit-il. Si, selon lui, " une condamnation d'Habré aurait une portée pédagogique et historique, elle devra aussi être accompagnée de compensations pour les victimes. Pour un paysan qui a perdu ses trois fils, une condamnation devant un tribunal ne vaut rien. Il lui faut un dédommagement pour qu'il comprenne ce que ce procès lui a apporté ".

Si Hissène Habré venait à comparaître à son procès, l'avocate Jacqueline Moudeïna a déjà en tête les quelques mots qu'elle souhaite adresser à l'ancien dictateur : " Je lui dirai que, quelle que soit la longueur de la nuit, le jour finit toujours par apparaître. " Clément Abaïfouta, comme bon nombre de ses frères et sœurs de souffrance, compte, lui, se limiter à une question : " Pourquoi ? "

Cyril Bensimon

 

Source : Le Monde

 

 

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