Démocratie ou Auto-organisation ? Espérance pour la Mauritanie

Mamadou Adama SAKHO est natif de Guidimakha et vit actuellement en France. Un compagnon de route du MAUSS depuis trois ans, il fait partie intégrante de la jeunesse marxiste en France et il est  militant de première heure du mouvement Zapatiste en Essonne et ici, il donne son point de vue de l’imposture ultra-libérale sur le terme <<démocratie>> en Afrique particulièrement en Mauritanie, à travers cet article qu’il nous a accordé avec amour et fraternité.

 

La jeunesse africaine trouvera dans cet article, un raisonnement et toute sa force qui découle de l’affirmation pleinement assumée et revendiquée de l’identité entre démocratie et marxisme de ce juriste.

Dans ce dépassement qui se cherche, je n’oublierai jamais ce que nous apporte au sein du MAUSS, mon compagnon de route et juriste Mam SAKHO.

                                                                                                                                  Raky DIAW

                                                                                                        Jeunesse marxiste-section de Vigneux/sur seine

                                                                                                                    Assistante juridique Mauss, Essonne

 

 

            Démocratie ou Auto-organisation ? Espérance pour la Mauritanie.

Face aux diverses déception engendrées par la démocratie représentative instituée en Mauritanie, la seule voie de renouveau de l'esprit de la démocratie semble aujourd'hui être celle qui vise à bâtir dans le pays une démocratie plus profonde, radicalement horizontal, à parité en principe absolue de tous les participants et parties prenantes.

Le concept de << démocratie>> est ’il intrinsèquement occidental ? Désigne-t-il une forme de gouvernance (un mode d’auto-organisation collective) ou une forme de gouvernement (une façon spécifique de mettre en œuvre l’appareil d’Etat)?

La démocratie implique-t-elle nécessairement la règle de la majorité? La démocratie représentative est-elle vraiment démocratique? Ce terme est-il irrémédiablement marqué par ses origines athéniennes, par cette société esclavagiste et militariste fondée sur la domination systématique ?

Ce que nous appelons aujourd’hui <<démocratie>> a-t-il véritablement un lien historique aussi évident avec la démocratie athénienne ? Est-il possible, pour ceux qui tentent de développer des formes de démocratie direct décentralisées et fondées sur la recherche du consensus, de se réclamer de cette notion ?

Si tel est le cas, comment pourrions-nous convaincre une majorité des citoyennes et citoyens mauritaniens et de personnes de par le monde que la <<démocratie>>n’a rien à voir avec l’élection de représentants? Dans le cas inverse, si nous acceptons la définition standard et si nous commençons à désigner la démocratie directe sous un autre terme, comment pourrions-nous dire que nous somme contre la démocratie, un terme connoté universellement d’une façon si positive ?

Toutes ces questions sont bien plus des affaires de mots que de pratiques. De fait, lorsque l’on s’intéresse à ces dernières, on est frappé par l’importance des convergences. Que l’on discute avec des différentes couches sociales mauritaniennes, avec des membres des communautés zapatistes dans le Chiapas, avec des chômeurs piqueteros en Argentine, des squatters hollandais ou des militants en lutte contre les expulsions dans les townships sud-africains, presque tout le monde s’accorde sur l’importance des structures horizontales plutôt que verticales;

sur la nécessité que les initiatives émanent de groupes autonomes et auto-organisés de taille relativement restreinte plutôt qu’elles ne procèdent d’en haut via diverses chaines de commandement; sur le rejet des structures de pouvoir permanentes et sur l’exigence de mettre en œuvre différents types de mécanisme, qu’ils relèvent des modes de <<facilitation>> propres au style nord-américain ou du style zapatiste à l’œuvre dans les comités des mouvements de femme et de jeunes permettant de faire entendre la voix de ceux qui, en temps normal, se trouvent marginalisés ou exclus des formes traditionnelles de participation.

Certains des débats les plus acharnés du passé en Mauritanie, notamment ceux qui opposaient les partisans du principe majoritaire aux partisans des procédures consensuelles sont aujourd’hui largement réglés, ou, pour le dire plus justement, ils semblent de plus en plus dépourvus d’intérêt dans la mesure ou un nombre croissant de mouvements sociaux ne recherchent le consensus intégral qu’au sein des petits groupes et recourent à différentes formes de<<consensus qualifié>> au sein de coalitions plus larges.

Dans cette optique, quelque chose est en train d’émerger dans les communautés rurales mauritaniennes. Le problème est de savoir comment le nommer. Bien des principes fondamentaux de ces mouvements (auto-organisation, association volontaire, aide mutuelle, refus du pouvoir d’Etat ,etc.) proviennent de la crise de l'Etat. En effet, l’idéal démocratique en Mauritanie s'est toujours basé sur un rêve impossible, le rêve d'un mariage entres les procédures et pratiques démocratiques d'une part, et les mécanismes coercitifs de l'Etat d'autre part. Ce qui en a résulté, ce n'est pas une démocratie, quelque sens que l'on donne à ce terme, mais une république, ne recelant en général que peu d'éléments démocratiques.

Il me semble que tout cela renvoie d’abord à des questions tactiques et politiques. Le terme de démocratie a signifié bien des choses différentes au cours de son histoire. Lorsqu’il est apparu pour la première fois, il désignait un système dans lequel tous les citoyens d’une communauté rendaient des décisions à l’issue d’un vote effectué de façon égalitaire au sein d’une assemblée.

Dans la plus grande partie de son histoire, il a renvoyé au désordre politique, aux émeutes, aux lynchages, à la violence des factions. Ce n’est que très récemment qu’il a été identifié à ce système dans lequel les citoyens d’un Etat élisent des représentants appelés à exercer le pouvoir d’Etat en leur nom.

A l’évidence, il n’existe aucune essence véritable de la démocratie qu’il s’agirait de découvrir. La seule chose que ces différents référents puissent avoir en commun, c’est l’idée qu’avec la démocratie, les questions politiques, qui sont normalement l’affaire d’une élite restreinte, se retrouvent désormais posées à tous, pour le meilleur ou pour le pire.

A l’heure actuelle en Mauritanie, d’un point de vue historique, l’argument de Jacques Rancière selon lequel la démocratie est indissociable de la mise en cause de la distribution officielle des droits et des ressources par ceux qui en sont exclus et de l’exigence que leur voix soit entendue me parait très pertinent.

Le terme démocratie a toujours été si chargé d’une dimension normative qu’il semble presque contradictoire dans les termes de prétendre écrire une histoire neutre et dépassionné de la démocratie surtout  au regard des régimes successives mauritaniens. La plupart des chercheurs qui tentent de maintenir une apparence de neutralité évitent d’utiliser ce terme. Ceux qui opèrent des généralisations au sujet de la démocratie cherchent toujours à apporter de l’eau à un moulin ou à un autre.

 

 

 

 

 

 

C’est certainement aussi mon cas. Et c’est la raison pour laquelle il m’est apparu correct d’expliciter au nom de quel moulin j’écris. Il me semble qu’il y’a une raison pour laquelle l’attrait exercé par le terme<<démocratie>> reste indéfectible en dépit du fait que les dictateurs et les démagogues en font souvent un usage abusif :

Pour la plupart des gens, la démocratie est toujours identifiée à la prise en charge collective par les personnes ordinaires de leurs propres affaires. C’était déjà le cas au dix-neuvième siècle, et c’est pour cette raison que les hommes politiques de cette époque-ceux-là mêmes qui évitaient d’employer le terme auparavant ont commencé bon an mal an à l’adopter et à se définir comme <<démocrates>>, en bricolant petit à petit une histoire qui leur permettait de se présenter comme les dignes héritiers d’une tradition remontant à la cité athénienne.

Les fondateurs des systèmes électoraux modernes en Angleterre, aux Etats-Unis et en France étaient ouvertement opposés à la démocratie. Cette hostilité à la démocratie peut en partie être expliquée par leur vaste connaissance des textes littéraires, philosophiques et historiques de l’antiquité gréco-romaine. Au regard de l’histoire politique, il était courant chez ceux-ci de se considérer comme les héritiers directs de la civilisation classique et de penser qu’au cours de l’histoire, d’Athènes et Rome jusqu’à Boston et Paris, les mêmes forces politiques se sont confrontées dans des luttes sans fin. Les fondateurs se rangeaient du côté des forces républicaines contre les forces démocratiques.

Dans le monde anglophone de la fin du dix-huitième siècle par exemple, les personnes les plus cultivées connaissaient bien la démocratie athénienne, principalement grâce à la traduction de Thucydide par Thomas Hobbes. Elles en concluaient et ce n’est guère surprenant, que la démocratie était un régime instable et tumultueux, favorable à l’esprit de faction et à la démagogie, et marqué par une forte tendance à sombrer dans le despotisme.

La plupart des hommes politiques étaient donc hostiles à tout ce qui pouvait avoir un gout, même léger, de démocratie, et cela parce qu’ils se considéraient comme les héritiers de ce que nous appelons aujourd’hui la <<tradition occidentale>>.L’idéal de la république romaine est inscrit dans le système de gouvernement mauritanien ; les fondateurs s’étaient en effet efforcés d’imiter la <<Constitution mixte>> de Rome, en équilibrant éléments monarchiques, aristocratiques et démocratiques.

John Adams, par exemple, affirmait dans sa Defense of the Constitution (1797) qu’aucune société parfaitement égalitaire ne saurait exister; que toute société humaine doit avoir un chef suprême, une aristocratie (fondée sur la richesse ou sur la vertu, comme <<aristocratie naturelle>>) et un public. Et pour lui, la Constitution romaine était la plus parfaite dans sa capacité à équilibrer les pouvoirs de chacun.

Presque tous ceux qui écrivent sur le sujet affirment que la <<démocratie>>est un concept <<occidental>> dont l’histoire débute à Athènes, et considèrent que ce qui renaît aux dix-huitième et dix-neuvième siècles en Europe de l’Ouest et Amérique du Nord n’en serait pour l’essentiel que le prolongement. La démocratie est ainsi conçue comme ayant pour espace naturel l’Europe occidentale. La <<civilisation occidentale>> est un concept particulièrement confus, et s’il réfère vaguement  à quelque chose, c’est seulement à une tradition intellectuelle. Or celle-ci est tout aussi hostile que la tradition indienne, chinoise ou méso-américaine à quoi que ce soit qu’on puisse considérer comme relevant de la démocratie.

En fait, l’idée selon laquelle la <<démocratie>> serait un idéal spécifiquement <<occidental>> est venue bien plus tard. Durant la plus grande partie du dix-neuvième siècle, lorsque les Européens se définissaient eux-mêmes en opposition à l’<<Orient>> ou à l’<<Est>>, ils le faisaient justement en tant qu’<<Européens>> et non en tant qu’<<Occidentaux>>.A de rares exceptions près, <<l’Occident>> (the West) désignait les Amériques.

C’est seulement dans les années 1890, lorsque les Européens commencèrent à considérer que les Etats-Unis faisaient partie de la même civilisation qu’eux, que beaucoup en vinrent à recourir à ce terme dans le sens qui est le sien aujourd’hui [Gogwilt, 1995;Martin et Wigan, 1997].

La <<civilisation occidentale>> au sens de Huntington est apparue plus tard encore. Cette notion s’est développée tout d’abord dans les universités américaines au lendemain de la Première Guerre mondiale [Federici, 1995], au moment où les intellectuels allemands se disputaient sur la question de savoir s’ils faisaient partie ou non de l’Occident.

Si l’on étudie avec précision tous ces termes, il apparaît néanmoins évident que tous ces produits << occidentaux>> sont la résultante d’enchevêtrements sans fin. La <<science occidentale>> s’est constituée grâce à des découvertes faites dans de nombreux continents et elle est aujourd’hui largement développée par des Non-Occidentaux. Les <<biens de consommation occidentaux>> ont toujours été produits à partir de matériaux provenant du monde entier, beaucoup imitant explicitement les produits asiatiques, et aujourd’hui, ils sont en grande partie produits en Chine. Pouvons-nous dire la même chose des <<libertés occidentales>> ? Le lecteur devinera facilement ma réponse.

Lorsque des écrivains comme Victor Hugo et des poètes comme Walt Whitman commencèrent à peine plus tard à faire l’éloge de la démocratie et du magnifique idéal qu’elle incarnait, ils ne se conformaient pas à ce jeu des mots opéré par les élites. Au contraire, ils se référaient à ce sentiment populaire très répandu qui conduisait les petits fermiers et les travailleurs des villes à considérer cette notion favorablement, en dépit de l’usage abusif qu’en faisait l’élite politique l’<<idéal démocratique>>,en d’autres termes, ne prit pas naissance à partir de la tradition littéraire et philosophique occidentale, il lui a été bien davantage imposé.

Les choses n’ont commencé à changer qu’au cours du siècle suivant. A mesure que le droit de vote s’élargissait dans la première décennie du dix-neuvième siècle et que les hommes politiques se voyaient progressivement contraints d’attirer les suffrages des petits fermiers et des travailleurs des villes, certains commencèrent à adopter ce terme.

Andrew Jackson ouvrit la voie en se présentant comme <<démocrate>> dans les années 1820. En vingt ans, presque tous les partis politiques et pas seulement les partis populistes, mais les plus conservateurs aussi, firent de même. En France, c’est dans les années 1830 que les socialistes commencèrent à se réclamer de la <<démocratie>>, avec des résultats comparables. La plupart des hommes politiques ne faisaient en définitive que substituer un terme à un autre, <<démocratie>> au lieu de <<république>>, sans en changer la signification.

Apres tout, sans Athènes, il serait impossible d’affirmer que la <<tradition occidentale>> contient quelque chose d’intrinsèquement démocratique. Il ne nous resterait plus qu’à rapporter nos idéaux politiques aux méditations totalitaires de Platon, ou sinon, à admettre qu’il n’y a peut-être rien de tel que l’<<Occident>>.

 

La démocratie, elle aussi, ne naît pas de n’importe quel discours. Tout se passe comme si le simple fait de prendre la tradition littéraire occidentale comme point de départ, même dans une perspective critique, conduisait inéluctablement à s’en retrouver prisonnier. En réalité, le <<terme que l’hégémonie politique leur impose>> est, dans ce cas, lui-même le fruit d’un compromis en tension.

S’il ne l’était pas, nous ne pourrions disposer d’un terme grec forgé à l’origine pour décrire une forme d’autogouvernement communautaire et appliqué par la suite à des républiques fondées sur le système représentatif.

C’est exactement de cette contradiction que les différentes communautés rurales mauritaniennes s'emparent  aujourd'hui en expérimentant les formes démocratiques d'autogestions et redécouvrent en pratique les règles d'une prise de décision en commun et à parité, puis les légitiment en faisant appel à leurs traditions, largement réinventées à cette occasion.

Dans son essence même, je pense que cette contradiction ne relève pas simplement d’un problème de langage. Elle reflète quelque chose de plus profond. Depuis l’avènement de l’indépendance mauritanienne, les démocrates ont tenté de greffer les idéaux du gouvernement direct du peuple sur l’appareil coercitif de l’Etat. Au final, ce projet s'est révélé tout simplement impossible.

Les Etats, en raison de leur nature même, ne peuvent pas être véritablement démocratisés. Ils ne sont rien d’autres que des moyens de réguler la violence. Les fédéralistes américains étaient très réalistes quand ils affirmaient que la démocratie ne convient pas à une société fondée sur des inégalités de richesse, dans la mesure où un appareil de coercition est nécessaire pour protéger les richesses et pour tenir en respect cette <<populace>> à laquelle la démocratie prétend donner le pouvoir.

Athènes fut un cas unique à cet égard, parce qu’elle représenta en fait un moment de transition. Il y avait certainement des inégalités de richesse et même, vraisemblablement, une classe dirigeante, mais il n’y avait pas d’appareil de coercition institutionnalisé. C’est la raison pour laquelle les historiens ne s’accordent pas sur la question de savoir s’il s’agissait véritablement d’un Etat.

C’est précisément lorsque l’on prend en considération la question du monopole de la force par l’Etat moderne que les prétentions de la démocratie se révèlent être un fatras de contradictions particulièrement en Mauritanie.

Par exemple : si les élites modernes ont largement mis de côté le discours antérieur sur la <<populace>> comme <<bête sauvage>> et meurtrière, cette image fait néanmoins parfois retour sous une forme qui est exactement celle qu’elle avait dans les années 1992, lorsque l’on proposait de démocratiser telle ou telle dimension de l’appareil de coercition.

Aux Etats-Unis, par exemple, les militants du <<mouvement pour des jurys pleinement informés>>,qui rappellent que la Constitution autorise effectivement les jurys à trancher des points de droit et pas seulement de fait, sont fréquemment dénoncés dans les médias comme les partisans d’un retour à l’époque des lynchages et du <<gouvernement de la populace>>.Ce n’est pas un hasard si les Etats-Unis, un pays qui s’enorgueillit toujours de son esprit démocratique, ont pu prétendre diriger le monde en mythifiant, voire en déifiant leur police.

Francis Dupuis-Deri [2002] a forgé le terme d’<<agoraphobie politique>> pour désigner cette suspicion à l’égard des formes de prise de décision et de délibération publique qui traversent la tradition occidentale dont sont imprégnées les institutions étatiques issues de la décolonisation, notamment dans les œuvres de Constant, Sieyès ou Madison, ainsi que dans celles de Platon ou d’Aristote.

 

J’ajoute que les plus importantes réalisations de l’Etat libéral sur l’ensemble du continent Africain, ses éléments les plus authentiquement démocratiques, par exemple, les garanties apportées à la liberté d’expression et de réunion, sont fondés sur cette suspicion. Ce n’est que lorsqu’il devient absolument clair que les discussions et les réunions publiques ne sont plus elles-mêmes les médiums de la prise de décision politique, mais, au mieux, des moyens de la soumettre à la critique, de l’influencer ou de faire des suggestions aux décideurs politiques, qu’elles peuvent être considérées comme sacro-saintes.

Ce qui est plus grave, c’est que cette agoraphobie n’est pas seulement partagée par les hommes politiques et les journalistes professionnels, mais aussi, et dans une large mesure, par le public lui-même. Les raisons n’en sont pas difficiles à saisir.

S’il manque aux démocraties libérales en Afrique tout ce qui pourrait ressembler à l’agora athénienne, elles ne manquent certainement pas, en revanche, d’équivalents des cirques romains. Le phénomène du <<miroir des horreurs>>, par lequel les élites gouvernantes encouragent des formes de participation populaire propres à rappeler sans cesse au public combien il est incapable de gouverner, semble dans de nombreux Etats modernes avoir atteint un état de perfection sans précédent.

Il suffit en Mauritanie, par exemple, de prendre en considération la conception de la nature humaine qu’il est possible de déduire de son expérience de la conduite sur les routes à Nouakchott pour aller au travail et de la comparer avec celle que l’on pourrait déduire de l’expérience des transports publics.

Au cours du vingtième siècle, le concept de <<civilisation occidentale>> se révéla parfaitement adapté à une période qui connut la disparition progressive des empires coloniaux. En effet, elle permettait de rassembler dans un même ensemble les anciennes métropoles coloniales et leurs colonies d’immigration les plus riches, de mettre en valeur leur supériorité morale et intellectuelle commune, tout en abandonnant toute idée selon laquelle elles auraient encore une quelconque mission <<civilisatrice>> à mener au profit d’autres peuples.

L’évidente tension inhérente à des expressions telles que la <<science occidentale>>, les <<libertés occidentales>> ou <<les biens de consommation occidentaux>>, reflètent-elles des vérités universelles que l’humanité tout entière devrait reconnaître, ou ne sont-elles que le produit d’une civilisation parmi d’autres? Semble bien résulter des ambiguïtés propres à ce moment historique. Elles sont à ce point lourdes de contradictions qu’il est difficile de comprendre comment elles ont pu apparaître, sinon pour répondre à un besoin historique tout à fait spécifique.

Les juristes sont néanmoins conscients, depuis longtemps, que la nature coercitive de l’Etat conduit à grever les Constitutions démocratiques en Afrique d’une contradiction fondamentale. Walter Benjamin [1978] la résume avec élégance en soulignant que tout ordre juridique qui revendique le monopole du recours à la violence doit être fondé sur un pouvoir autre que lui-même, ce qui veut dire qu’il doit inévitablement être fondé sur des actes illégaux au regard du système juridique antérieur.

La légitimité d’un système juridique repose donc nécessairement sur des actes de violence criminelle. Selon le droit sous la juridiction duquel ils étaient encore placés, les révolutionnaires américains et français furent bien après tout coupables de haute trahison.

Bien sûr, de l’Afrique au Népal, les rois sacrés ont toujours tenté de résoudre ce cercle logique en se plaçant eux-mêmes, comme Dieu, à l’extérieur du système. Néanmoins, comme certains théoriciens politiques, d’Agamben à Negri, nous le rappellent, il n’existe pas de moyens évidents pour le peuple d’exercer sa souveraineté d’une façon comparable.

Autant la solution libérale classique, selon laquelle seuls des leaders inspirés incarnant la volonté du peuple, qu’il s’agisse de pères fondateurs ou de Führer, peuvent instituer ou mettre un terme aux ordres constitutionnels, que la solution néolibérale, selon laquelle ces ordres ne gagnent leur légitimité qu’en vertu de révolutions populaires le plus souvent violentes, conduisent à des contradictions pratiques sans fin.

De fait, comme le sociologue Michael Mann le suggère à mots couverts [1999], bon nombre des massacres du vingtième siècle dérivent de l’une ou l’autre des versions de cette contradiction. L’exigence simultanée de créer un appareil  de coercition uniforme sur toute l’étendue de la planète et de maintenir la prétention de cet appareil à recevoir sa légitimité du peuple a conduit à un besoin constant de définir qui est précisément supposé être ce peuple. Dans tous les tribunaux d’inspiration du droit latin et anglo- saxon des quatre-vingts dernières années, les juges ont toujours eu recours à la même formule : “Au nom du peuple “. Les tribunaux anglo-saxon préfèrent la formule : “L’affaire du peuple contre X“.

En d’autres termes, le peuple doit être invoqué en tant qu’autorité propre à autoriser le recours à la violence, en dépit du fait que toute proposition de démocratisation de ces dispositifs coercitifs a toutes les chances d’être considérée avec horreur par les personnes concernées. Mann suggère que les tentatives mises en œuvre pour dépasser cette contradiction, pour recourir aux appareils coercitifs afin d’identifier et de constituer un peuple dont les responsables de ces appareils se vantent qu’il soit à l’origine de leur autorité, ont été responsables d’au moins soixante millions de morts au cours du seul vingtième siècle.

 

En abordant les choses ainsi, je défends du point de vue juridique dans la mesure où ce sont des raisons morales et politiques qui sont en jeu, l’idée selon laquelle, l’histoire de la << démocratie>> ne doit pas être traitée comme la simple histoire du mot <<démocratie>>. Si la démocratie relève avant tout de la prise en charge de leurs propres affaires par des communautés humaines dans le cadre d’un processus ouvert et relativement égalitaire de discussion publique, alors il n’y a aucune raison de considérer que les formes de prise de décision égalitaires des communautés rurale en Mauritanie et de surcroît en Afrique mériteraient moins d’être désignées sous ce termes que les systèmes constitutionnels qui régissent la plupart des Etats-nations aujourd’hui. Peut-être même le mériteraient-elles davantage.

J’ai l’intime conviction que, l’<<idéal démocratique>> tendra à émerger en Mauritanie lorsque, dans certains circonstances historiques, les intellectuels et les hommes politiques qui d’une façon ou d’une autre se fraient habituellement leur chemin en naviguant entre institutions d’Etat et les mouvements et pratiques populaires, interrogeront leur propre tradition (en dialogue constant avec les autres traditions) pour en extraire des exemples de pratiques démocratiques présentes ou passées afin de démontrer qu’elle contient des germes précieux de démocratie. Ces moments, je les nomme des moments de <<refondation démocratique>>.

 

 

Du point de vue des traditions intellectuelles, ce seront également des moments de récupération, au cours desquels des idéaux et des institutions, qui sont souvent le produit de formes d’interaction incroyablement riche  de la pluralité sociale mauritanienne nourries d’histoires et de traditions très différentes en viennent à être considérés comme résultant de la logique propre à la tradition intellectuelle elle-même. Au cours des dix-huitièmes et dix-neuvième siècles tout particulièrement, l’Europe et une partie du monde a connu de tels moments.

Les pratiques démocratiques et les procédures de prise de décision égalitaires existent partout dans le monde, elles ne sont spécifiques à aucune <<civilisation>>, culture ou tradition déterminée. Elles tendent à apparaître en tout lieu ou la vie sociale se déroule en dehors des structures de domination systématique.

Ce qui est frappant c’est avant tout le temps qui est nécessaire pour que s’opère ce processus. Durant les trois premiers siècles du système Atlantique Nord, la démocratie fut toujours identifiée à la <<populace>>. Elle l’était encore à l’<<âge des révolutions>>.Dans presque tous les cas, les pères fondateurs de ce que l’on considère aujourd’hui comme les premières Constitutions démocratiques refusaient catégoriquement que l’on considère qu’ils s’efforçaient d’introduire la <<démocratie>> dans leurs pays.

Nous voilà revenus en fait à notre point de départ, l’appel en faveur de nouvelles formes de démocratie. D’une certaine façon, l’objet principal de cet article a été d'expliquer les contradictions entre la démocratie et l'Etat moderne. En d'autres termes là ou un appareil de coercition existe pour de bon, il ne vient guère à l'esprit de ses agents qu'ils mettent œuvre une quelconque volonté populaire.

L'explication que je voudrais suggérer à la lumière de ce qui se passe dans les communautés zapatistes dont la Mauritanie pourra s'inspirer pour résoudre sa crise actuelle de l'Etat, est la suivante:

Il est plus facile, dans des communautés de face-à-face, de se représenter ce que la plupart des membres de celle-ci veulent faire que d'imaginer les moyens de convaincre ceux qui sont en désaccord.

La prise de décision consensuelle est typique des sociétés pluralistes comme l’Afrique, on ne voit aucun moyen de contraindre une minorité à accepter une décision majoritaire, soit parce qu'il n'existe pas d'Etat disposant du monopole de la coercition, soit parce qu'il ne manifeste aucun intérêt ni aucune propension à intervenir dans les prises de décision locale, ce point caractérise l'Etat mauritanien actuelle. Les procédures consensuelles n'ont guère à voir avec un débat parlementaire, et rechercher le consensus ne ressemble en rien au fait de voter.

Au contraire, nous avons affaire à une procédure de compris et de synthèse qui a pour but de produire des décisions auxquelles personnes ne trouvera d'objection suffisante pour refuser d'y consentir. Ce qui signifie qu'ici, les deux niveaux que nous avons l'habitude de distinguer celui de la prise de la décision et celui de sa mise en œuvre, sont de fait confondus.

Cela ne veut pas dire que tout le monde doit être d'accord. La plupart des formes de consensus incluent toute une variété de formes graduées de désaccord. L’enjeu est de s'assurer que personne ne s'en aille avec le sentiment que ses opinions ont été totalement ignorées, et par conséquent que même ceux qui pensent que le groupe a abouti à une mauvaise décision seront encouragés à donner leur acquiescement même passif.

Face aux diverses déceptions engendrées par l'Etat moderne partout en Afrique, la réponse zapatiste me semble pertinente pour amorcer la crise institutionnelle en Mauritanie. En effet, les zapatistes n’ont rien de si insolite. Ils parlent tous une grande variété de langues mayas, tzeltal, tojalobal, ch’ol, tzotzil ,mam, proviennent de communautés qu’on a laissées traditionnellement se gouverner de façon autonome et ont formé de nouvelles communautés, en grande partie multi-ethniques, sur de nouvelles terres dans le Lacandon[Collier,1999;Ross,2000;Rus,Hernandez et Mattiace,2003].En d’autres termes, ces communautés constituent un exemple classique de ce qu’on appelle <<des zones d’improvisation démocratique>>,soit des espaces composés d’un amalgame bigarré de peuples dont la plupart d’entre eux ont fait historiquement l’expérience de méthodes d’autogouvernement démocratique, et placés hors du contrôle immédiat de l’Etat. Cette dernière situation est opérée en Mauritanie avec le désengagement de l’Etat à travers la décentralisation.  

Toutes les caractéristiques qui précède se trouvent teinter dans la Nation mauritanienne et peuvent lui permettre d’expérimenter ces mode d'auto-organisation au niveau des strates régionales. En effet, il n’y a rien de particulièrement neuf dans le fait qu’elles (régions rurales) puissent se trouver à la confluence d’influences mondiales. D’un côté, nos communautés rurales absorbent des idées venant de toutes parts; de l’autre, leur exemple n’est pas sans avoir un impact important sur les mouvements sociaux à travers le pays et notamment dans la sous-région.

Sans aucun doute, le développement d’Internet et des nouvelles formes de communication globales permettra d’accélérer ce processus et de constituer des alliances plus formelles et plus explicites Mais cela ne signifie pas pour autant que nous aurions affaire à un phénomène absolument sans précèdent. Les zapatistes ont à l’évidence montrée la voie D’autres groupes d’origine indigène en ont fait de fortes différentes.

Le mouvement Aymara en Bolivie, pour choisir un exemple parmi d’autres, a, lui, choisi de rejeter totalement le mot <<démocratie>> au motif qu’au regard de l’expérience de son peuple, ce mot a été uniquement employé pour désigner des systèmes qui lui ont été imposé par la violence. On pourrait dire la même chose de la Mauritanie et de surcroît l'Afrique. Je m’appuie ici sur une conversation avec Nolasco Mamani, observateur Aymara auprès des Nations unies, à Londres pendant le Forum social européen de 2004. Ses membres considèrent donc leurs propres traditions de prise de décision égalitaire comme étrangères à la démocratie.

La décision zapatiste de recourir à ce terme relève avant tout, il me semble, de leur volonté de rejeter tout ce qui pourrait ressembler à une politique de l’identité, et de développer des alliances, au Mexique et ailleurs, avec tous ceux qui sont intéressés par une large discussion sur les formes d’auto-organisation, un peu de la même façon qu’ils ont également cherché à nouer une discussion avec ceux qui sont intéressés par un nouvel examen de la signification de notions telles que celle de <<révolution>>.

L’Etat démocratique issue de la décolonisation a toujours constitué une contradiction. Le processus de globalisation a simplement mis en lumière quels en étaient les soubassements les plus douteux en suscitant le besoin de structures de prise de décision à une échelle planétaire, là où justement toute tentative de maintenir les prétentions de la souveraineté populaire, et ne parlons pas de la participation, serait à l’évidence absurde. La solution néolibérale consiste naturellement à affirmer que le marché constitue la seule forme de délibération publique véritablement nécessaire, et à réduire peu ou prou le rôle de l’Etat à sa fonction coercitive.

 

Dans un tel contexte, la réponse zapatiste, abandonner l’idée que la révolution suppose la prise de contrôle de l’appareil de coercition de l’Etat et lui substituer le projet d’une refondation de la démocratie par l’auto-organisation de communautés autonomes ne manque pas de pertinence pour l’expérimentée en Mauritanie. La démocratie peut ainsi retourner aux lieux de sa naissance : les espaces interstitiels. La question de savoir si elle peut aujourd’hui s’étendre à la Mauritanie sous cette forme relève désormais d’une décision qui n’est pas celle des chercheurs, mais repose au bout du compte sur notre capacité d’action en tant que citoyennes et citoyens mauritaniens au plan local et au plan national.

L’expérience démocratique, qui est aujourd’hui la nôtre en Mauritanie, n’est pas celle d’une crise de la démocratie mais plutôt celle d’une crise de l’Etat. Si l’on a pu assister ces dernières années, au sein des mouvements des femmes et de la jeunesse, à un regain d’intérêt pour les pratiques et les procédures démocratiques, cela s’est opéré presque entièrement hors des cadres étatiques. L’avenir de la démocratie en Mauritanie se joue précisément dans ces espaces.

 

Mamadou Adama SAKHO

 

(Reçu à Kassataya le 19 février 2015)

 

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