Interview de Bérangère Rouppert, chercheure au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP)

Bérangère Rouppert‘’Je ne suis toujours pas convaincue qu’une intervention militaire puisse résoudre le problème des groupes islamistes et plus largement les problèmes du Mali à l’origine de cet enracinement des groupes islamistes’’

Dans un ouvrage collectif sur le Sahel que le GRIP vient de publier, vous avez coécrit une analyse comparée des politiques européenne et américaine de lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent. En quelles mesures l’approche de Washington se différencie-t-elle de la stratégie mise en place par l’UE, notamment à travers sa « Stratégie européenne pour le Sahel » ?

Les deux approches sont relativement comparables, puisque tant les États-Unis avec leur Partenariat Transsaharien contre le terrorisme (TSCTP) que l’UE ont développé pour le Sahel des stratégies et des politiques globales, c’est-à-dire qui mettent l’accent sur le nexus sécurité-développement. Toutes deux visent à s’inscrire dans un cadre régional, partant du constat que les pays de la région souffrent de maux transnationaux appelant donc une réponse transnationale. Aucun État ne peut lutter seul de manière efficace contre la criminalité transnationale organisée. Au-delà de ces points communs, il y a évidemment des différences, à commencer par la temporalité. Les programmes américains ont été mis en place au début des années 2000. La Stratégie de l’UE pour le Sahel a été publiée, quant à elle, en 2011, avec un début de réelle mise en œuvre en 2012. Côté américain, l’approche a été d’abord et avant tout militaire, pour ensuite absorber le volet développement. Côté Union Européenne, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit, avec une volonté d’intégrer à l’action communautaire agissant en matière de développement des projets dans le domaine de la sécurité.

La conduite de ces politiques est aussi révélatrice de l’empreinte laissée par l’approche initiale : Dans l’article que nous avons co-écrit pour le GRIP, mon collègue Antonin Tisseron a bien mis en évidence la mainmise du Pentagone sur ces programmes, malgré une tentative, réussie, de rééquilibrage avec les agences civiles du gouvernement américain. Côté Union européenne, c’est l’inverse, les programmes centrés sur le développement concentrent les crédits, tandis que les programmes visant au renforcement de la sécurité (lutte contre le terrorisme, contre la radicalisation, etc.) sont insuffisamment dotés. Certes des progrès ont été faits, il y a un ciblage « sécurité » plus important qu’il y a un ou deux ans, mais il est vrai qu’il faut encore adapter les instruments communautaires à ce nexus sécurité-développement. En revanche, la coopération militaire revient davantage aux Etats membres au niveau bilatéral. On a en quelque sorte eu un exemple récemment : avec EUTM Mali, l’Union Européenne a axé son action sur la formation des soldats maliens, et avec certains de ses programmes comme IFS [Instrument for Stability ] Court Terme, sur leur équipement non létal. En revanche, pour leurs équipements militaires à visée létale, elle se fait de façon bilatérale. À titre d’exemple, nous avons vu Chypre acheminer des fusils aux soldats maliens. 

 

Est-ce que les stratégies adoptées par Washington et Bruxelles au Sahel répondent-elles vraiment aux attentes des pays de la région ?

 

Le bureau Afrique de l’USAID a lancé une étude afin d’évaluer les progrès du TSCTP pour les actions de contre-terrorisme au sein des populations dans trois pays : le Mali, le Niger et le Tchad. Selon cette étude, certains programmes donnent de bons résultats, pour autant qu’ils soient combinés à d’autres activités menées dans le cadre du TSCTP, notamment des programmes de sensibilisation et de formation professionnelle pour les jeunes qui constituent la frange de la population la plus susceptible d’être recrutée par les groupes extrémistes. C’est le cas, par exemple, des programmes radiophoniques qui ont un véritable impact sur les attitudes des gens et qui semblent être un vecteur de compréhension, de tolérance et de paix pour promouvoir le dialogue entre communautés. Toutefois, dès que l’on touche à des questions plus sensibles telles que la violence au nom de l’Islam ou la perception de la politique américaine dans la région, ou encore la perception d’Al Qaïda, les réponses ne sont guère concluantes et ne vont pas dans le souhaité. L’étude démontre également un manque de transparence des programmes du TSCTP quant à leur objectif et une inadéquation avec ce qu’en attendent les populations visées, majoritairement jeunes, qui perçoivent les programmes d’aide américains comme « un chemin vers l’emploi et une vie meilleure » et non comme ce qu’ils sont vraiment, à savoir un moyen de faire émerger de nouveaux leaders modérés et des « voies alternatives pour résoudre les tensions et les revendications de long terme ».

Bien qu’imparfaite, la Stratégie de l’UE pour le Sahel est une bonne stratégie car elle a le mérite d’avoir uni les 28 Etats Membres de l’Union Européenne sur un projet commun et d’avoir lancé une trame. Elle est ambitieuse aussi : cela peut générer des déceptions dès lors que les résultats ne sont pas obtenus rapidement ou en adéquation avec les attentes initiales. Mais avoir une stratégie ambitieuse cela permet de tendre vers des objectifs élevés et de ne pas se contenter d’actions a minima.

 

Il y a eu des difficultés réelles du côté européen pour mettre en place cette stratégie. D’une part, lorsque vous souhaitez mettre en place une stratégie qui se calque sur des projets déjà existants dans les pays visés, il faut avoir l’aval desdits pays voire même attendre une demande de leur part. C’est ce qui peut expliquer par exemple qu’EUCAP Sahel tarde à se mettre en place au Mali et en Mauritanie. D’autre part, le « core business » de l’UE a toujours été des actions de développement, a fortiori en direction des pays ACP : les pays de la zone sahélienne, comme l’ensemble des pays africains, bénéficiaient de la coopération au développement de l’UE, matérialisée notamment par les conventions de Lomé, remplacées par les accords de Cotonou, les accords d’association euro-méditerranéens ou encore le partenariat UE-Afrique. Là, il a fallu y ajouter un pan sécuritaire : les personnels des délégations n’étaient pas familiarisés avec ce genre de programmes et il a fallu progressivement intégrer cette dimension sécuritaire au sein des programmes de développement. De même, lutter contre l’extrémisme violent et la radicalisation, c’est toucher à des questions d’ordre culturel, religieux, c’est donc éminemment délicat. L’UE cherche des réponses dans les partenariats avec les ONG locales pour ce faire. Cela a tardé à se concrétiser car l’UE n’était pas à l’aise avec les programmes sécuritaires.

 

Des projets vont néanmoins en ce sens désormais. Je pense notamment au Studio Amani à Bamako, un projet médiatique de la Fondation suisse Hirondelle pour répondre aux enjeux de la réconciliation nationale, de la tolérance et de la paix au Mali. Au niveau des instruments financiers de l’UE, je déplorais il y a un an la disproportion existante entre le financement pour ces activités sécuritaires et le financement des activités de développement. Aujourd’hui, la prise de conscience au niveau européen est réelle sur la nécessaire adaptation que la stratégie nécessite mais il faut du temps pour adapter les instruments communautaires.

 

 

Dans un entretien que Gilles de Kerchove nous a récemment concédé, le coordinateur de l’Union Européenne pour la lutte contre le terrorisme soutient que « la France n’est pas seule au Sahel ». Partagez-vous ce point de vue ?

 

Je souscris totalement à la déclaration du coordinateur de l’UE contre le terrorisme. La succession des événements se déroulant dans la zone sahélo-saharienne, notamment le kidnapping, le terrorisme et le narcotrafic, et en dehors de l’espace sahélien à travers l’extension des activités de Boko Haram au-delà du Nigeria et le reflux des groupes armés vers la Libye et le sud de l’Algérie, surtout depuis la chute du régime de Kadhafi, a généré une attention encore plus forte sur cette région.

Au niveau de l’UE, cela a convaincu les 28 Etats Membres de la nécessité d’agir dans la zone et ils sont tous présents, ne serait-ce qu’à travers les financements. Au sein des missions inscrites dans la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC), la plupart de ces Etats membres sont représentés, qu’il s’agisse d’EUCAP Sahel Niger ou d’EUTM Mali, à laquelle participent 22 États membres ! Par ailleurs, même si Serval est une opération française, elle est soutenue diplomatiquement et/ou logistiquement par de nombreux pays : les Etats Membres de l’UE, les Etats-Unis, la Russie, le Canada, le Maroc etc.

Comme nous l’avons souligné auparavant, Washington a également ses programmes dans la région. Ensuite, il est important de mentionner l’ONU. Désormais c’est la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) qui est très visible : elle regroupe des éléments africains provenant de la Mission internationale de soutien au Mali (MISMA) mais aussi des éléments internationaux avec une forte participation, dont la Chine qui envoie même une unité combattante. Mais avant cela, il y avait aussi des actions de l’ONU dans la région, je pense notamment à la Plateforme judiciaire régionale pour les pays du Sahel mise en place en 2010 ; ou encore aux actions de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) pour soutenir le renforcement des systèmes de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. L’ONU soutient également des actions régionales mises en place par la CEDEAO. L’Union Africaine a de son côté adopté une Convention sur la prévention et la lutte contre le terrorisme en 1999, et ne cesse de s’engager dans ce sens. Les institutions financières internationales sont également présentes comme la Banque mondiale, qui a mis en place une stratégie pour soutenir l’intégration régionale. Enfin, les pays de la région s’étaient eux aussi organisés pour lutter contre le terrorisme avec le CEMOC (le Comité d’état-major opérationnel conjoint, Ndr) qu’il faut à présent redynamiser, l’unité de fusion et de liaison qu’il faut renforcer.

 

 

Les USA étaient contre l’intervention française au Mali, même s’ils ont aidé Paris après. N’y a-t-il une difficulté chez les américains de bien lire et comprendre les enjeux sécuritaires au Sahel, et ce malgré une stratégie américaine plus orientée sur la sécurité que sur le développement ?

 

Je ne suis pas convaincue que l’on puisse dire de façon catégorique que les États-Unis étaient contre l’intervention française au Mali. Quand la situation sécuritaire s’est dégradée au Mali en 2012, ils étaient réticents à une action militaire qui ne soit pas accompagnée d’une stratégie post-intervention, à savoir d’un projet politique pour le Mali qui garantisse une certaine stabilité. Depuis 2012, il semblait certain que Washington ne s’engagerait pas au sol avec des troupes.

 

Cela est apparu encore plus clairement lorsque Serval a été déclenché : d’une part, c’est à la France que le Président Traoré a demandé d’intervenir ; d’autre part, si le Sahel est un théâtre important d’un point de vue sécuritaire, il n’est finalement que secondaire par rapport à d’autres régions d’Afrique où Washington dispose d’intérêts économiques beaucoup plus grands, comme le golfe de Guinée. Enfin, autant que faire se peut et dans la continuité de la politique de Barak Obama de «leading from behind » déjà mise en œuvre en Libye, l’engagement direct américain doit être limité pour éviter d’attiser davantage les tensions et, par ricochet, nourrir la rhétorique djihadiste.

 

On a pu dire des Etats-Unis qu’ils ont été tièdes, on a pu aussi s’indigner lorsqu’ils ont parlé de faire payer les heures de vol des avions de transport, il n’empêche qu’ils ont répondu présents et que très rapidement Léon Panetta‒ alors Secrétaire d’État à la Défense ‒a appelé à un effort international pour soutenir l’action de Paris, et ce même si un engagement au sol des US n’était pas envisageable. Ils ont effectué de nombreux vols de ravitaillement, pour transporter des équipements et des forces françaises ; il y a eu également une forte coopération en matière d’échange d’informations et de renseignements. Comme on peut le constater, le soutien américain est tout de même loin d’avoir été négligeable ; au contraire, il a été essentiel.

 

 

Mais alors comment la crise au Sahel a-t-elle pu éclater alors les GI’s étaient présents dans la zone et que les USA se sont investis bien avant l’UE au cours de la dernière décennie ?

 

Concernant l’UE, cela faisait un moment ‒ disons depuis 2007-2008 ‒ que plusieurs pays européens ‒ la France, l’Espagne, le Danemark et la Grande-Bretagne ‒ alertaient sur la dégradation sécuritaire dans la région, les liens de plus en plus étroits entre la criminalité organisée et les groupes terroristes, notamment AQMI.

 

Avec le printemps arabe en Afrique du Nord et l’effondrement du régime libyen –événements que personne n’avait envisagés et, faut-il le rappeler, qui s’est déroulé sur un laps de temps relativement court–, nombreuses ont été les craintes ‒ européennes, nord et ouest-africaines notamment ‒ relatives à une propagation de l’instabilité à l’ensemble de la sous-région. En effet, dans un contexte où la surveillance des frontières dans la région sahélienne connaît d’importantes faiblesses, il fallait prévoir des vagues de réfugiés fuyant les combats vers les pays voisins, des flux d’anciens combattants fidèles au Guide tentant d’échapper à leurs poursuivants ainsi qu’une prolifération d’armes de tous types. Et il est certes à déplorer qu’il n’y ait pas eu de relais relatifs à ces signaux d’alerte dans une région où l’Union européenne et certains de ses États membres ont suffisamment de délégations et d’ambassades, de représentants, de ressortissants ou de firmes dans la zone et forces spéciales.

 

De son côté, les États-Unis ont été présents avec leur TSTCP qui incluait des programmes de formation pour les formes armées sahéliennes, mais la France avait elle aussi son programme RECAMP de renforcement des capacités africaines de maintien de la paix.

 

La question serait plutôt comment, malgré les appuis américain et français à la formation des soldats maliens, a-t-on pu arriver à une telle débâcle ? Là, je pense qu’il faut insister sur la durabilité de l’aide ‒ car on ne peut aider éternellement au risque de tomber dans de l’assistanat, ce qui n’est utile à personne‒, sur la responsabilisation et l’appropriation de l’aide. Autrement d’une part, lorsque l’on forme des soldats, même s’il n’y a pas de gros moyens, on peut continuer à entretenir l’esprit de corps, la discipline, les capacités physiques et morales d’un soldat, une gestion efficace, transparente et non corrompue des ressources humaines etc. D’autre part, et l’on observe de l’UE des actions en ce sens au niveau de EUCAP Sahel Niger et de EUTM Mali, on peut créer sur place les capacités à reproduire ce que l’on y fait : la formation des formateurs est importante afin que les États visés par les actions s’approprient les programmes de formation et les transmettent à de nouvelles recrues.

 

 

Peut-on parler de succès pour l’Opération Serval ?

 

Malgré son succès tactique, je continue à penser qu’il est encore trop tôt pour parler de succès stratégique. Je ne suis toujours pas convaincue qu’une intervention militaire puisse résoudre le problème des groupes islamistes et plus largement les problèmes du Mali à l’origine de cet enracinement des groupes islamistes. Ces problèmes concernent, entre autres, une représentation insuffisante dans les organes politiques, dans l’administration et les institutions étatiques clés telles que l’armée ou le parlement ; l’existence de processus électoraux inaboutis ; le manque de perspectives socio-économiques pour une jeunesse nombreuse ; la faiblesse de l’État et la faillite de l’appareil sécuritaire et judiciaire ; l’échec de la décentralisation ; la faillite des politiques de développement socio-économiques insuffisamment inclusives des zones périphériques ou de certains groupes ethniques et les crispations identitaires qui en découlent. D’ailleurs si AQMI a été fortement ébranlée et ses chaines de commandement et logistique cassées, elle n’est pas morte et ses combattants vont aller se reconstituer dans les pays voisins, notamment la Libye et profiter du chaos ambiant. Le Général de St Quentin qui a dirigé l’opération serval l’a bien dit fin juillet, le Mali n’est pas encore complètement stabilisé ; on le voit d’ailleurs avec le calendrier de diminution des troupes françaises qui ne fait qu’être repoussé.

C’est en s’attaquant à ces problèmes de fond que l’on obtiendra des résultats durables à même de diminuer l’influence des groupes islamistes et de combattre la diffusion de l’idéologie islamiste ou à tout le moins sa capacité d’attraction en ce que ces groupes, AQMI notamment, ont su répondre mieux que l’État aux attentes des citoyens en matière de distribution de nourriture, de soins de santé etc.

 

La présence des pays du Golfe dans la région est toujours plus importante, aussi bien au niveau financier qu’au niveau opérationnel, notamment à travers les ONG islamistes. Existe-t-il les prémisses d’une collaboration entre acteurs anciens et nouveaux ? De même, quel est le niveau d’adhésion des acteurs locaux aux stratégies mises en place par des puissances ou des organisations étrangères ?

 

C’est précisément un thème que j’ai abordé dans l’article coécrit avec M. Tisseron. J’y soulignais que si les politiques sécuritaires de lutte contre l’extrémisme violent et le radicalisme n’avaient pas abouti à des résultats satisfaisants, c’était peut-être parce que – comme me l’a souligné Souley Hassane, chercheur et conseiller en sécurité auprès du ministère des Affaires étrangères du Niger au cours d’un échange d’emails en février dernier – elles n’avaient pas su « créer une dynamique interne à la communauté à dé-radicaliser », ni intégrer des acteurs bénéficiant de suffisamment de crédibilité et d’autorité pour affaiblir efficacement tout courant extrémiste violent, comme d’anciens extrémistes devenus modérés ou des experts en théologie.

 

La dévolution de la responsabilité aux acteurs eux-mêmes est indispensable : ce sont les autorités locales, qu’elles soient administratives, policières ou religieuses, qui sont les plus à même, non seulement de repérer les individus en voie de radicalisation ou ceux déjà radicalisés, ou encore l’arrivée dans la communauté d’individus porteurs de messages violents, mais également de mettre en place des programmes adaptés aux « caractéristiques, vulnérabilités et besoins » de cette communauté en particulier.

 

La même problématique d’ancrage local se pose pour les programmes de développement d’institutions ou ONG occidentales, à qui il est souvent reproché de n’employer du personnel national qu’à des postes subalternes, comme les chauffeurs, les cuisiniers, les traducteurs… ou alors d’avoir recours à du personnel formé dans des établissements occidentaux, de véhiculer les valeurs occidentales –y compris la religion chrétienne– voire de les imposer par le système de conditionnalité de l’aide.

 

À l’inverse, certains « donateurs émergents » qui souvent ne sont pas membres du Comité d’aide au développement de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), et qui se situent donc en dehors des mécanismes multilatéraux de l’aide, en fonction des régions où ils agissent, ont plus d’impact que les acteurs traditionnels de l’aide internationale telles que les organisations internationales ou les ONG occidentales, surtout lorsqu’il s’agit de gagner la confiance et la bienveillance des populations. Quand ces acteurs traditionnels apportent une culture des bonnes pratiques tirées de nombreuses années d’expérience– je pense au respect des normes de sécurité, la transparence dans la distribution de l’aide et la gestion des fonds, l’évaluation des besoins et de suivi de l’aide – et bénéficient d’une très forte coordination des différents canaux de l’aide, les acteurs des pays émergents disposent d’atouts d’un autre ordre. Les ONG islamiques, très présentes dans les pays où prédomine la religion musulmane, ont en effet accès à des zones où les ONG occidentales ne veulent ou ne peuvent pas entrer pour des raisons sécuritaires ou politiques essentiellement, constituent un relais essentiel pour garantir la solidarité mondiale.

 

La recherche de partenariats approfondis, durables et systématiques entre ONG musulmanes et ONG occidentales laïques pourrait en cela permettre un partage des meilleures pratiques sur la base d’échanges d’expériences. Toutes deux y gagneraient : individuellement, les ONG occidentales interviendraient dans des zones qu’elles ont quittées ou délaissées, tandis que les ONG islamiques renforceraient leur expertise et, auprès d’acteurs internationaux occidentaux, leur crédibilité et légitimité ; collectivement, les actions des unes et des autres seraient mieux coordonnées, et moins sujettes à duplication et donc au gaspillage. Un long travail pour lisser certains obstacles culturels et religieux et dépasser les clichés existant de part et d’autre est cependant nécessaire.

Depuis les attentats du 11 Septembre 2001, les ONG islamiques sont soupçonnées de servir de bras humanitaire aux politiques étrangères d’États aux projets politiques douteux. Toutefois, des exemples de coopérations réussies existent. Dans les années 1990, en Somalie, en Croatie ou encore en Bosnie, là où les rencontres et concertations ont été permanentes, il y a eu de bons résultats. Dans le cas présent, bâtir une compréhension mutuelle est primordial pour désamorcer les craintes de chacun. Outre l’impact positif sur les politiques de coopération au développement et d’aide humanitaire, les apports des deux parties permettront alors dynamisme, renouvellement de la pensée et remises en question interne, à l’instar de ce qui a pu être observé à un autre niveau lors de l’intégration de forces radicales dans le jeu politique occidental, avec de réelles potentialités en matière de compréhension réciproque et de lutte contre les idées extrémistes et violentes.

 

 

Evoquant l’intervention française au Nord-Mali, vous avez insisté, en divers commentaires, sur le peu d’intérêts économiques que l’ancienne puissance coloniale y entretiendrait, relevant, par contre, leur dimension régionale, avec, en particulier, la proximité de l’uranium nigérien…

 

Les potentialités économiques du sous-sol du nord-Mali ne sont pas connues. Cela fait plus de 50 ans qu’on spécule sur les ressources en or, uranium, étain, pétrole, charbon, etc. mais pour l’instant il n’y a pas confirmation. En revanche, il y a des prospections en cours, des explorations, des permis de recherche qui ont été accordés, et à de nombreuses firmes internationales, peu de françaises par ailleurs. Je pense qu’il faut davantage considérer la situation sous un angle régional. La France a dans la région des partenaires économiques importants, au premier rang desquels se trouve l’Algérie ou encore la Côte d’Ivoire : la stabilité de la région lui importe beaucoup donc. À cela s’ajoute la dimension énergétique : en effet, qu’il s’agisse de la Mauritanie ou du Niger, de nombreuses firmes françaises, Total et Areva entre autres, exploitent le sous-sol de ces deux pays. Un glissement du conflit vers le nord-Niger pourrait être très préjudiciable à la France : l’approvisionnement en uranium via la firme Areva pourrait être en effet perturbé, ce qui serait à même de créer des problèmes au fonctionnement de l’énergie nucléaire civile en France.

 

 

A propos des intérêts géostratégiques que les puissances étrangères nourrissent dans la région, l’abandon, en 1963, du projet d’Organisation Commune des Régions Sahariennes (OCRS) et le tracé à la règle de frontières insensées, en ces territoires « sauvages », n’étaient-ils pas l’argument même du désordre, fondant une zone de non-droit qu’il faudrait, tôt ou tard, éradiquer ?

 

Concernant le projet d’OCRS, M. Bourgeot explique très bien cela dans son ouvrage de référence sur Les sociétés touarègues : nomadisme, identité, résistances (Karthala, 1995). Il semble qu’à l’origine il faille y voir un projet politique de la France, une façon de prolonger en Afrique le territoire de la France, et une volonté de mettre sous le contrôle d’une autorité unique, en l’occurrence française, les possibles futures ressources du sous-sol de la région saharienne. L’OCRS se voyait investie de quatre compétences, à la fois politique et économique donc, mais aussi diplomatique pour que les populations adhèrent au projet, et sociale pour répondre à des besoins de la population saharienne notamment en matière d’infrastructures de santé. Ce projet a échoué.

 

 

 

L’étonnant consensus international autour de l’intervention française au Mali, alors que sa légitimité était plus que contestable, ne révèle-t-il donc pas, sous le discours des nations, ce qui les contraint de fait ; autrement dit, l’organisation générale de la marchandise, maîtresse impériale de notre planète ?

 

En ce qui concerne le consensus autour de l’intervention française, je pense que la France y est allée, réalisant par-là ce que d’autres n’avaient pas envie de faire, sans doute par crainte de s’y enliser. Néanmoins quand on regarde par exemple au Niger le nombre de firmes internationales présentes dans l’exploitation du sous-sol (sud-coréennes, canadienne, australienne, sud-africaine, indienne, russe, chinoise, etc.), il est aisé de comprendre que personne n’a intérêt à une déstabilisation de la région, à l’implantation d’un foyer de terrorisme international, à une dégradation sécuritaire qui rendrait impossible de travailler dans la région ou alors demanderaient des moyens sécuritaires considérables sans garanties qu’elles soient suffisantes.

 

Par ailleurs, outre les intérêts économiques, il ne faut pas négliger non plus l’impact de la chute du régime de Kadhafi et de l’effondrement de son système de sécurité transfrontalier sur les axes de la criminalité organisée : les routes des trafics de drogues, d’armes ou d’êtres humains sont moins parsemées d’obstacles et cela peut avoir un impact sur la sécurité de l’UE.

 

 

Curieusement le S de sécurité qui clôture l’acronyme du Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la Sécurité dont vous êtes l’un des chercheurs émérites n’est jamais mentionné. Est-ce parce que le terme sécurité admet, banalement, des connotations fort peu pacifistes ? En d’entre termes, pour qui et pourquoi travaille cet organisme belge, concrètement ? Qui le finance ?

Le GRIP s’est développé dans un contexte particulier, celui de la Guerre froide. Très logiquement, les premiers travaux ont porté sur les rapports de force Est-Ouest et, durant les années 80, le GRIP s’est surtout fait connaître par ses analyses et dossiers d’information sur la course aux armements, ses mécanismes, les intérêts en jeu. En éclairant citoyens et décideurs sur des problèmes souvent complexes – les questions de défense et de sécurité –, nous souhaitons contribuer à la diminution des tensions internationales et tendre vers un monde moins armé et plus sûr. Plus précisément, par notre action, nous travaillons en faveur de la prévention des conflits, du désarmement et de l’amélioration de la maîtrise des armements.

La portion "et la sécurité" a été ajouté au début des années 90, après la fin de la Guerre Froide, pour indiquer que la sécurité est bien un objectif, mais qu'elle peut et doit se gagner pacifiquement. S'il ne se retrouve pas dans l'acronyme, c'est parce que l'acronyme est aussi notre logo, et que nous ne souhaitions pas modifier tout notre visuel. Nous donnons cependant toujours l'intitulé complet dans toutes nos communications.

Pour ce qui concerne le financement, le GRIP est un centre reconnu par les services de l'éducation permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles. À cette mission d'éducation et d'information correspondent des subsides qui représentent environ 40 % du budget du GRIP. Le reste est couvert par des contrats. Pour le détail je vous renvoie aux rapports annuels qui se situent sur notre site http://www.grip.org/fr/node/755

 

Propos recueillis à Bruxelles par Joshua Massarenti (Afronline.org).

Cette interview a été réalisée dans le cadre d’une initiative éditoriale sur le Sahel qui associe Les Echos et le réseau radiophonique Jamana (Mali), Sud FM (Sénégal), Le Calame (Mauritanie), Radio Anfani(Niger), Radio Horizon FM et Le Pays (Burkina Faso), L’Autre Quotidien (Bénin) et Afronline.org (Italie).

 

Note biographique :

Bérangère Rouppert est chercheure au GRIP depuis 2010. Ses travaux portent sur les questions stratégiques et de défense : principalement, la non-prolifération des armes de destruction massive (nucléaire, biologique, chimique), le désarmement mondial (traités START, Traité de non-prolifération, Traité d’interdiction complète des essais nucléaires…) et les stratégies et doctrines de défense (OTAN, bouclier antimissiles…).

Elle étudie également les questions de sécurité en Afrique de l'Ouest et dans le Sahel, notamment l’instabilité politique, la prolifération des armes et les groupes armés, plus particulièrement les groupes islamistes tels AQMI.

Bérangère Rouppert, ancienne élève de classes préparatoires littéraires, est titulaire d’un Master II de recherche en relations internationales de l’Institut d’Études Politiques de Paris et auditrice « Jeunes » de l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale (IHEDN).

 

Source: Afronline.org via Le Calame

 

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