Société – Au Mali, le tabou de la sexualité des jeunes : “On fait nos choix seules”

Courrier international  – Pour les jeunes Maliens et Maliennes, parler de sexualité avec ses parents demeure difficile, voire impossible, raconte l’hebdomadaire local “Le Wagadu”. Poussés à se tourner vers leurs pairs ou vers les réseaux sociaux, certains en viennent à se forger une image erronée de la sexualité et adoptent des pratiques à risque.

Au Mali, plus d’un tiers des adolescentes (36 %) deviennent mères ou tombent enceintes avant l’âge de 20 ans, selon les statistiques de l’Institut national de la statistique, dans la sixième enquête démographique et de santé au Mali (EDSM-VI) en 2018. Un phénomène aggravé par l’absence d’éducation sexuelle dans les écoles depuis la grogne de leaders religieux de la sphère islamique, en 2018, contre l’introduction d’un programme national de l’éducation.

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Pourtant, dans les sociétés maliennes, jadis, les jeunes ne découvraient les contours de l’amour qu’après leur initiation aux sociétés secrètes, autrement dit après leur circoncision ou leur excision, qui se faisait généralement au cours de leur adolescence. Une épreuve qui conduisait généralement directement au mariage. La virginité et l’honneur étaient sacrés. Dans les waldé (chez les Peuls) ou ton (chez les [Bambaras]), qu’on pourrait rapprocher sous quelques aspects des grin dans nos sociétés modernes [au Sahel, le mot grin désigne un groupe informel de discussion et un lieu de socialisation], certes, les jeunes garçons collaboraient avec les jeunes filles et les considéraient comme leurs copines, mais ça se limitait là. L’homme devrait aider la femme à préserver sa pureté jusqu’au mariage.

Si ces principes existaient dans ces sociétés anciennes, c’est que les questions liées à l’amour n’étaient point des tabous comme on tente généralement de nous le faire croire. C’est pourquoi les conseillères matrimoniales (magnamaka) étaient si importantes dans ces sociétés, notamment dans les chambres de noces, en vue d’apprendre les bonnes manières aux jeunes couples. Si tel est le cas, d’où tenons-nous ce principe d’ériger la sexualité en tabou, surtout en cette période de vase communicant qu’est devenu le monde grâce aux technologies de l’information et de la communication ? En nous fondant sur l’expérience de magnamaka, nous nous disons qu’il serait important de trouver un moyen d’entretenir les jeunes de ces questions depuis les familles.

À l’ère d’Internet et des réseaux sociaux, les jeunes sont de plus en plus exposés à des contenus liés à la sexualité, sans toujours avoir les repères nécessaires pour bien comprendre ou se protéger. Ce qui n’est pas sans conséquences. Les récits de jeunes citadins de Bamako révèlent des chemins d’apprentissage souvent bricolés, loin des cadres institutionnels ou familiaux. L’accès à l’information ne garantit pas sa qualité, et l’absence de dialogue avec les adultes crée un vide que les jeunes tentent de combler seuls.

“La peur d’être incompris ou, pire, puni”

A. M., 21 ans, vivant à Sogoniko [quartier de Bamako], raconte comment il a abordé ce sujet pour la première fois. “J’ai appris à travers mes amis. On partageait des vidéos, des discussions, parfois crues. Je n’osais pas en parler à mes parents. Ce n’est que plus tard que j’ai pu m’ouvrir à des adultes, mais c’était difficile au début. Il y avait cette peur d’être incompris ou, pire, puni”, raconte-t-il. Pour A. M. comme pour beaucoup d’autres jeunes, la première source d’information a été le groupe d’amis. Mais ces échanges sont rarement accompagnés d’un encadrement ou d’une vérification de ce qui est vrai ou faux. “On disait tout et n’importe quoi, parfois pour faire le malin. On ignorait les risques”, avoue-t-il.

À la différence d’A. M., A. T., 18 ans, habitante à Magnambougou, a découvert la sexualité seule, à travers son téléphone. “Je passais des heures à chercher sur Google ou YouTube. J’avais besoin de réponses. Mais parfois je tombais sur des choses choquantes ou fausses. Et comme je ne pouvais pas en parler à ma mère, je gardais tout pour moi”, explique-t-elle avant de souligner l’absence d’un espace sûr pour poser des questions. “À l’école, ce n’est pas abordé clairement. À la maison, c’est tabou. Alors, on se débrouille”, déplore-t-elle.

Dans certains quartiers urbains comme Baco Djicoroni ACI, la pression sociale est bien réelle. Mariam, 24 ans, s’en souvient clairement. “Une fille qui parle de sexualité est vite traitée de ‘légère’. Du coup, on se tait, même si on a besoin d’en parler. On finit par faire nos choix seules, souvent mal informées”, regrette celle qui évoque un environnement où les apparences priment.

“Même entre filles, on évite le sujet souvent. C’est comme si poser des questions, c’était se condamner.”

À Hippodrome I, Fanta, 25 ans, observe le fossé entre le niveau d’information supposé des jeunes et la réalité. “Les gens pensent qu’on est bien informés parce qu’on est connectés. Mais ce n’est pas vrai. Beaucoup de jeunes ne savent pas comment se protéger ou croient en des mythes dangereux. Certains refusent de porter des préservatifs parce qu’ils ont entendu des bêtises comme ‘ça enlève le plaisir’ ou ‘ça rend stérile’”, affirme-t-elle, ajoutant : “On a honte d’aller à la pharmacie. Même prendre une pilule devient un drame.”

“Beaucoup viennent quand il y a déjà une infection”

Pour de nombreux jeunes, les parents ne sont pas une option lorsqu’il s’agit d’aborder la sexualité. Le silence dans les foyers est souvent justifié par la culture, la religion ou la peur de “détourner” les enfants. C’est le cas de Fatoumata, 40 ans, mère de famille à Tiebani. “Parler de ça avec ma fille de 16 ans ? Jamais. Pour moi, c’est comme l’encourager à faire n’importe quoi. C’est un manque de respect. Ce sont des choses que les enfants découvriront plus tard, au moment du mariage”, affirme-t-elle. Pourtant, cette posture ferme est de plus en plus critiquée par les acteurs de la santé, qui y voient un obstacle majeur à la prévention. Ce silence parental prive les jeunes d’un repère essentiel, les poussant à s’exposer à des risques qu’ils ne maîtrisent pas.

Le docteur Gaoussou Dougoune, médecin à l’Association de santé communautaire de Magnambougou, constate chaque semaine les conséquences de ce manque d’éducation. “Les jeunes font face à plusieurs préoccupations majeures en matière de santé sexuelle, notamment les infections sexuellement transmissibles (IST), les grossesses précoces, les avortements clandestins […] et les conséquences physiques et mentales qui en découlent”, explique le spécialiste de santé.

Il souligne que la plupart des consultations en santé sexuelle arrivent bien trop tard. “Beaucoup viennent quand il y a déjà une infection ou une grossesse non désirée. Ils ont peur de venir, parfois ils ne savent même pas que les centres sont ouverts à eux”, déclare-t-il.

Des efforts sont faits dans certains centres communautaires, mais le médecin est clair : “Ce n’est pas suffisant. Il faut des campagnes adaptées, dans les écoles, dans les quartiers, avec les leaders communautaires. Et surtout, il faut que les parents comprennent qu’éduquer sexuellement ce n’est pas pervertir, c’est protéger.” Il insiste sur l’importance d’un accompagnement global. “L’information seule ne suffit pas. Il faut des lieux sûrs pour parler, poser des questions sans peur. Il faut intégrer les jeunes à ces discussions, pas les exclure”, précise-t-il.

À Bamako, les jeunes naviguent entre curiosité, peur, interdits et envie de savoir. La sexualité est vécue, mais rarement accompagnée. Et c’est ce vide qui inquiète les professionnels. Ce vide éducatif a des conséquences lourdes : un taux élevé d’abandon scolaire chez les filles, des inégalités persistantes d’accès à l’enseignement secondaire et une vulnérabilité accrue en matière de santé reproductive.

Bien que des initiatives de sensibilisation soient menées hors du cadre scolaire, aucun curriculum officiel de santé sexuelle n’existe à ce jour. Un consensus avec les leaders religieux et communautaires est désormais crucial pour instaurer une éducation sexuelle adaptée, réduire les grossesses précoces et favoriser la scolarisation des filles.

 

 

 

 

Source : Courrier international (France)

 

 

 

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