
Orientxxi.info – Sarra Grira a rencontré de manière impromptue, à Doha, Azmi Bishara — intellectuel palestinien né à Nazareth et directeur de l’Arab Center for Research & Policy Studies — qui a accepté de répondre à quelques questions sur la guerre contre Gaza, l’avenir du mouvement palestinien, la situation en Syrie, ainsi que sur la place des juifs dans le mouvement d’opposition à la guerre.
Sarra Grira : Après Pékin en juillet 2024, une réunion des différentes factions et représentations du peuple palestinien à l’intérieur et dans la diaspora a eu lieu ici, à Doha, en février 2025. Il y a eu un appel à refonder et à élargir l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), une initiative que l’Autorité palestinienne (AP) n’apprécie manifestement pas. Mais au-delà de ces appels à l’union, de quelle marge de manœuvre dispose la résistance palestinienne, que ce soit sur le plan politique ou sur le plan de la résistance armée ?
Azmi Bishara : Il est difficile de répondre à cette question, car le moment est trop incertain pour envisager des stratégies à long terme. Nous sommes émotionnellement et intellectuellement accaparés par la nécessité de mettre fin au génocide. Les changements en cours nécessitent de réfléchir à de nouvelles stratégies, mais cette réflexion ne peut se faire dans un centre de recherche comme celui que je dirige. Elle doit se faire d’abord au sein des mouvements politiques.
Or ceux-ci peinent à s’accorder sur une stratégie unifiée. Cela nécessiterait une direction nationale, mais les dirigeants sont eux-mêmes profondément divisés. Le désaccord ne se limite pas à des détails, il touche des questions fondamentales. Tant que la guerre à Gaza dure et que le paysage politique palestinien ne sera pas clarifié, il sera difficile de discuter de la nature du leadership palestinien dont dépendront ces stratégies.
Un double échec stratégique
Les dirigeants de l’Autorité palestinienne refusent de reconnaître l’échec de leur stratégie qui ne permet pas, compte tenu du rapport de force, d’obliger Israël à adhérer à des principes fondamentaux nécessaires aux négociations. Le résultat a été l’expansion des colonies en Cisjordanie, et même une volonté israélienne d’annexer des zones entières. La stratégie de l’AP se résume à survivre en tant qu’autorité sous l’occupation israélienne et ils sont prêts à tout pour cela. Or, cela ne correspond pas à la stratégie d’un mouvement national.
Quant au Hamas, aucune stratégie réaliste n’a présidé à l’opération du 7 octobre 2023, qui était effectivement une opération de résistance — avec les réserves que l’on peut avoir vis-à-vis d’un certain nombre d’actions commises. L’attaque est le résultat de l’état de siège imposé à Gaza — il faut rappeler que le droit à la résistance est reconnu internationalement. Quant aux actions d’Israël, elles ne relèvent pas d’une simple riposte, mais s’inscrivent dans une stratégie visant à se débarrasser des Palestiniens — physiquement à Gaza et en tant que peuple en Cisjordanie —, c’est-à-dire à en finir avec l’idée d’un État palestinien.
Le peuple palestinien de la bande de Gaza, tout comme le Hamas, est confronté à un génocide. La première préoccupation du Hamas n’est pas la libération ou l’établissement d’un État, mais plutôt la fin de la guerre et sa propre survie. Le Hamas lui-même a été surpris par l’ampleur de la complicité des régimes arabes. Cela mérite réflexion.
Une partie du monde arabe attendait d’Israël qu’il élimine le Hamas et se débarrasse de la résistance palestinienne. S’il y avait eu une position arabe officielle unie, même a minima, il aurait été possible de s’appuyer sur la situation à Gaza pour remettre la question palestinienne sur la table des négociations. On aurait pu dire à Israël qu’il a utilisé toute la force militaire possible et que le moment était venu de trouver une solution.
La plupart des mouvements de libération nationale à travers le monde ont été vaincus militairement. Mais le colonisateur en vient à un moment à la conclusion qu’il a utilisé toute la force dont il était capable — comme la France en Algérie — et qu’il doit mettre fin à cette situation. Si une position arabe avait mis Israël face à cette situation, la défaite militaire du Hamas n’aurait pas nécessairement signifié la fin. Mais tant qu’il existera une position arabe complice d’Israël, celui-ci ne sera pas convaincu de chercher une solution. Au recul arabe répond l’escalade de la force, de la brutalité et de la férocité israéliennes. Ce qui laisse croire que la logique de la force fonctionne.
L’inertie des régimes arabes
S.G : Vous avez déclaré que certains États arabes auraient pu, s’ils l’avaient voulu, arrêter le bain de sang et le génocide en cours à Gaza…
A.B : Je le pense, oui. Du moins les pays qui ont signé un traité de paix avec Israël. Menacer simplement de rompre ces traités et accords aurait pu mettre fin à la guerre. Je pense notamment à l’Égypte.
S.G : Le pouvait-elle vraiment au vu de sa dépendance économique et militaire vis-à-vis des États-Unis ?
A.B : Une telle position aurait-elle conduit les États-Unis à abandonner Le Caire ? Et l’Égypte aurait-elle été abandonnée par le reste du monde arabe ? S’il avait existé un soutien arabe à un refus égyptien, l’Occident n’aurait pas abandonné l’Égypte au risque de voir les Frères musulmans arriver au pouvoir. Le régime égyptien persiste à vouloir jouer selon les règles établies à Camp David, et ne comprend pas ce qui s’est passé à Gaza comme un changement fondamental.
Quand Israël est entré à Gaza après le 7 octobre 2023, l’hystérie de la société israélienne exigeait la destruction de Gaza, mais cette offensive aurait pu se limiter à un, deux voire trois mois. La prise de conscience par Israël de l’absence de réponse arabe et de la forte complicité américaine, voire occidentale, l’a encouragé à persévérer. Mieux encore : il a compris que des scénarios dont il avait toujours rêvé, comme le déplacement forcé de la population, pourraient se concrétiser. Une dynamique s’est développée pendant la guerre, mais il n’était pas écrit que les choses se passeraient ainsi, elle a été liée au comportement des dirigeants ou à notre façon d’agir face à cette guerre.
S.G : Pensez-vous que la menace d’un déplacement d’une majeure partie de la population palestinienne de Gaza soit réelle, malgré le refus égyptien — qui ne s’explique pas par une solidarité à l’égard des Palestiniens, mais pour des raisons propres au régime lui-même ?
A.B : Il y a plusieurs scénarios qui dépendent de la réponse égyptienne et arabe. Par exemple, Israël pourrait rendre la question des déplacements tellement réelle que toute autre proposition de sa part serait perçue comme une concession. Autrement dit, s’il abandonne l’objectif du nettoyage ethnique et affirme que la moitié de la population de la bande de Gaza devrait être concentrée sur un tiers du territoire, cela apparaîtrait comme une preuve de « modération ».
Il existe d’autres scénarios. Par exemple, les conditions de vie deviennent si difficiles à Gaza, qu’une fois la guerre terminée et la reconstruction entamée — si elle a lieu —, un vaste processus migratoire s’enclencherait, même s’il concerne « seulement » un million de personnes. Grâce à des proches qui vivent à l’étranger, elles pourront partir, aidées par le fait que certains pays leur ouvriront les portes, sans qu’il y ait pour autant une politique migratoire organisée. Rendre la vie quasi impossible à Gaza entraînera certainement ces départs. Nous avons vu au début de la guerre comment les autorités égyptiennes — ou leurs représentants au poste-frontière de Rafah — faisaient payer les Palestiniens. Quiconque, disposant de cinq ou dix mille dollars, partait. Israël espère cela, et il a donc tout à gagner à rendre la vie impossible à Gaza. Mais le déplacement massif est bien sûr impossible sans la complicité des Arabes ou de l’Égypte. Israël a d’ailleurs commencé à envisager la même politique en Cisjordanie, en recourant à des méthodes visant à pousser les Palestiniens à partir.
Une réalité binationale à laquelle on ne peut échapper
S.G : Vous avez très tôt défendu l’idée d’un État démocratique pour tous, idée qui n’est pas étrangère à la littérature du Fatah lui-même. D’autres leaders politiques palestiniens aujourd’hui, comme Mostafa Barghouthi, défendent également cette vision. S’il est évident que la solution à deux États à laquelle continue à s’accrocher officiellement l’AP est caduque, la solution à un seul État est tout aussi utopique au vu de la fascisation d’une très large partie de la société israélienne, et du fait que la plupart des pays dans le monde continuent à parler de la solution à deux États. Dans ce contexte, y aurait-il selon vous un objectif « intermédiaire » à poursuivre aujourd’hui ?
A.B : Cet objectif n’existe pas. Le vrai objectif est celui de la fin de l’occupation, que la solution soit un État ou deux. Les Israéliens ne renonceront pas au caractère sioniste de leur État. Ils n’accepteront pas le retour des réfugiés ni de vivre avec les Palestiniens comme des citoyens égaux dans un État sans caractère national. Cela signifierait pour eux la disparition d’Israël, ce qui n’est pas le cas avec un État palestinien dans le cadre de la solution à deux États.
Comme vous l’avez dit, des mouvements comme le Fatah ont évoqué cet objectif, mais ils l’ont fait de manière rhétorique : nous libèrerons la Palestine par la force des armes et les Juifs et les autres pourront y vivre comme des citoyens égaux, et ils ont qualifié cet État de démocratique. Mais cela s’inscrivait dans le cadre d’une stratégie de lutte armée qui a échoué. Elle n’a d’ailleurs jamais été une véritable stratégie, mais elle a surtout permis la restauration de l’identité palestinienne par la résistance à Israël.
Au fil du temps, deux « nations » ou deux peuples se sont formés en Palestine, et cela ne peut plus être ignoré, même si l’on parle d’un État unique ou de coexistence, avec une reconnaissance des droits individuels, etc. Il existe une langue hébraïque,une culture hébraïque et un peuple israélien, d’ailleurs distinct du reste des juifs du monde. De même, les Palestiniens ne renonceront pas à leur identité arabe et palestinienne. Parler d’un État démocratique laïc sans identité nationale est inacceptable aussi pour les Palestiniens. Toute discussion sur un État unique doit reconnaître l’existence de deux « nations » et de deux langues — quelle serait la langue officielle sinon ? L’anglais ? De même que les Israéliens n’accepteront pas l’arabe comme seule langue officielle, les Palestiniens n’accepteront pas seulement l’hébreu.
La solution à un seul État comme la solution à deux États intègrent l’idée de binationalisme. Ce sont des idées, à partir desquelles des stratégies doivent être élaborées par des forces politiques. Que fera Israël après Gaza ? Il pourrait larguer une bombe nucléaire sur le peuple palestinien. Si toute cette cruauté et cette destruction se poursuivent sans qu’il y ait de recul de notre part, et si Israël ne trouve personne pour normaliser ses relations avec lui alors que le problème palestinien n’est pas résolu, il sera contraint de l’affronter. Nous pourrons alors discuter des solutions.
Mais pour l’instant, nous ne sommes pas confrontés à une situation où l’autre partie se voit contrainte de résoudre le problème palestinien. Pourquoi ? Parce que des pays arabes sont prêts à normaliser leurs relations avec Israël en oubliant la Palestine. Et parce qu’il existe une Autorité palestinienne prête à servir Israël en matière de sécurité. Alors pourquoi Israël chercherait-il à résoudre ce problème ? L’heure n’est pas à proposer des solutions, mais pour nous d’acquérir suffisamment d’alliés arabes, Européens et autres pour contraindre Israël à la négociation.
Source : Orientxxi.info – (Le 08 mai 2025)
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