Entre la France et l’Algérie, une crise tectonique

Le Monde  – DécryptageLa fracture avec Alger, déclenchée par le revirement promarocain de Paris sur le Sahara occidental, a été aggravée par le contentieux migratoire et la détention de l’écrivain Boualem Sansal. Des litiges qui laisseront des traces, malgré l’amorce d’une désescalade.

« Les relations franco-algériennes sont foiroteuses. » C’est par un de ces barbarismes dont il avait le secret que Jacques Chirac avait mis en garde, en novembre 2006, Bernard Bajolet, reçu à l’Elysée avant de prendre ses fonctions d’ambassadeur de France à Alger. Venant d’un président qui avait plutôt la cote en Algérie – sa visite, en mars 2003, y avait été un succès populaire –, l’avertissement valait tous les vade-mecum de veille de départ. On ne peut manquer de songer à ce raccourci chiraquien, rapporté par M. Bajolet dans ses Mémoires d’ambassadeur (Le soleil ne se lève plus à l’est, Plon, 2018), à l’heure où le lien « foirote » de nouveau.

Le climat est assurément orageux entre les deux capitales alors que grondent menaces, sommations et ultimatums. Déclenchée, en juillet 2024, autour de la reconnaissance par la France de la « marocanité » du Sahara occidental, l’actuelle poussée de fièvre s’est nourrie d’une série noire d’accidents : arrestation, le 16 novembre 2024, de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal ; découverte, en janvier, d’une mouvance d’influenceurs algériens en France appelant à la violence contre les opposants au régime d’Alger ; attaque au couteau de Mulhouse (un mort et six blessés), dans le Haut-Rhin, le 22 février, enflammant la controverse autour du refus d’Alger de réadmettre ses ressortissants expulsés du territoire français, etc. L’escalade paraît sans fin, chacun se drapant crânement dans l’honneur national.

« L’Algérie humilie et agresse la France », fustige rituellement Bruno Retailleau, ministre de l’intérieur français, tandis qu’Eric Ciotti, ex-président du parti Les Républicains, rallié au Rassemblement national, dépeint l’Algérie en « Etat voyou » et que Louis Sarkozy, fils de l’ancien chef d’Etat Nicolas Sarkozy, s’imagine « brûler l’ambassade d’Algérie » s’il était « aux manettes ». Paris vit sous l’influence d’une « extrême droite revancharde et haineuse », rétorque à l’unisson la presse algérienne.

Symptômes très tangibles de la crise, l’Algérie a décidé du « retrait » de son ambassadeur à Paris, tandis que son homologue français à Alger ne trouve plus que portes closes. Les contacts diplomatiques sont suspendus ; la coopération bilatérale est à l’arrêt ; les échanges commerciaux sont en panne. A la faveur d’un tel délitement des canaux institutionnels, le débat public s’enfièvre de voix radicales qui, de part et d’autre, paraissent singer les affrontements du passé. Les fantômes de la guerre d’Algérie (1954-1962) n’en finissent pas de rôder.

Ça « foirote » même si gravement que l’on en vient à se poser de singulières questions : la crise actuelle est-elle la plus grave depuis l’indépendance de l’Algérie, en 1962 ? Faut-il plutôt remonter au coup de froid consécutif à la nationalisation du pétrole algérien, en 1971 ? Ou à la flambée d’agressions racistes contre des ressortissants algériens en France, au milieu des années 1970 ? Ou encore à la glaciation causée par les violences de la « décennie noire » (années 1990), qui opposa l’armée algérienne aux maquis islamistes ? Ou, enfin, à la grande querelle de 2005 autour des manuels scolaires français, qui, selon un article de loi adopté au Palais-Bourbon (finalement abrogé par Jacques Chirac), devaient louer les « bienfaits » de la colonisation ?

Si l’on veut rester optimiste, on peut égrener les secousses passées et assumer, comme le faisait, en 1974, le président Houari Boumédiène : « Les relations entre la France et l’Algérie peuvent être bonnes ou mauvaises, en aucun cas elles ne peuvent être banales. » Sa prétendue exceptionnalité imposerait à la relation bilatérale un caractère foncièrement cyclique, alternant chauds et froids. Une dialectique née de l’imbrication de l’histoire (présence coloniale française en Algérie de 1830 à 1962) et de la géographie (850 000 Algériens résidant en France, auxquels s’ajoutent près de 1,2 million de descendants d’immigrés algériens). « Une densité à nulle autre pareille », selon la formule du Quai d’Orsay, prompt à rappeler l’enchâssement des destins nationaux et, donc, l’hybridation des imaginaires.

Plasticité diplomatique

La Ve République est fille de la guerre d’Algérie – le fameux putsch du 13 mai 1958, à Alger, ramenant Charles de Gaulle au pouvoir –, tandis que l’immigration algérienne a alimenté la machine productive des « trente glorieuses » françaises (1945-1975). Et, à Alger, la mémoire de la guerre d’indépendance n’a cessé d’inspirer les stratégies de légitimation du régime. Trop de France en Algérie, et trop d’Algérie en France, pour ne pas nouer un imbroglio identitaire source de volatilité.

Cette lecture de la relation bilatérale comme cyclique – l’éclaircie soldant mécaniquement la tempête – a ceci de rassurant qu’elle préjuge d’un épilogue plutôt heureux à la crise actuelle, à savoir une inévitable réconciliation. Or, est-ce si sûr ? Le paradigme de l’oscillation, ou du yoyo, est-il toujours pertinent ? Ne cède-t-il pas la place à un autre modèle, un nouvel objet relationnel, non encore identifié ? La question vaut d’être posée, au vu de la virulence et de la durée de la convulsion actuelle. Ces huit mois de crise – dont nous ne sommes pas encore sortis – instaurent une rupture inédite si on la compare aux précédents les plus récents.

Lorsque, par exemple, avait éclaté l’orage d’octobre 2021 autour des propos d’Emmanuel Macron sur la « rente mémorielle » et la « haine de la France », imputées au régime algérien, les hostilités n’avaient pas duré plus de trois mois. M. Macron et son homologue algérien, Abdelmadjid Tebboune, étaient parvenus à réinstaller la relation sur des rails jusqu’à permettre une visite d’Etat réussie du président français à Alger, en août 2022, suivie, deux mois plus tard, de celle de la première ministre, Elisabeth Borne, accompagnée de la… moitié de son gouvernement. Un bel exemple de résilience diplomatique.

Quand l’animosité a rebondi, en février 2023, à l’occasion de l’affaire Amira Bouraoui (du nom d’une opposante franco-algérienne protégée in extremis d’une extradition vers Alger par la diplomatie française, alors qu’elle s’était réfugiée à Tunis), la fâcherie n’excéda pas deux mois. En avril de la même année se tint, en visioconférence, la réunion inaugurale de la commission mixte d’historiens – coprésidée par Benjamin Stora et Mohamed Lahcen Zeghidi –, vitrine de l’effort de réconciliation mémorielle entre les deux pays. Nouvel exemple de plasticité diplomatique.

Alors, pourquoi cette troisième crise de l’ère Macron dure-t-elle si longtemps ? Pourquoi les amortisseurs usuels ont-ils lâché ? Pourquoi les forces de rappel habituelles sont-elles – en tout cas pour l’instant – inopérantes ? Pour prendre la mesure du choc, il faut l’analyser comme une secousse sismique provoquée par l’encastrement de trois plaques tectoniques. La première est l’évolution du régime algérien lui-même, qui, après la grande peur du Hirak (mouvement antisystème) de 2019-2020, tente de reconstituer son assise à travers un mélange de répression et de nationalisme – ce dernier visant mécaniquement la France.

Le raidissement est d’autant plus aigu que ce régime avait perçu le Hirak comme une menace existentielle. Depuis, tout est entrepris pour éviter qu’il renaisse de ses cendres. Il en résulte une fuite en avant autoritaire qui fait apparaître a posteriori la période d’Abdelaziz Bouteflika (président de 1999 à 2019) comme relativement libérale, de l’avis même des opposants.

Dilemme déchirant

Cette dérive met forcément sous pression la relation avec la France. La crise de février 2023 concernant Amira Bouraoui, qui fuyait la répression, l’avait bien montré. Tout comme un autre épisode aux dégâts durables : la révélation, par la presse algérienne, en mai 2023, d’un prétendu « complot » ourdi par les services secrets israéliens et marocains, associés à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) française, dans le but de « déstabiliser l’Algérie ». Une telle conspiration aurait été forgée à l’issue d’une « mystérieuse réunion à Tel-Aviv », écrivent alors en boucle les médias d’Alger. L’opacité du système algérien rend peu lisible le jeu des forces internes – au sein desquelles les militaires ne sont pas nécessairement les plus « faucons », contrairement à un cliché répandu – qui a pu déboucher sur la fabrication d’une telle fantasmagorie.

La France conspirant à « déstabiliser » l’Algérie ? Les faits prouvent plutôt le contraire, comme l’avait illustré l’embarras de Paris vis-à-vis des manifestations du Hirak, en 2019. « Nous avons longtemps été complaisants à l’égard du régime, rappelle M. Bajolet. Certes, il nous critique régulièrement, mais il maintient une forme de stabilité. La France n’est pas à l’aise avec la perspective d’un changement en Algérie, susceptible de déraper. Elle craint avant tout le risque d’un chaos porteur de menaces, migratoires ou terroristes, chez nous. »

 

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Source : Le Monde

 

 

 

 

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