« Contrairement au “moment Spoutnik” en 1957, il n’y aura probablement pas de moment DeepSeek aux Etats-Unis »

Il faut remonter au lancement du satellite par les Soviétiques, et à la contre-offensive du président Eisenhower en faveur de la science et de l’éducation pour comprendre pourquoi les Etats-Unis de Trump n’adopteront pas la même démarche pour rester leader face à la Chine, constate dans sa chronique Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».

Le Monde – La puissance américaine va-t-elle connaître un « moment DeepSeek » comme elle a connu un « moment Spoutnik » il y a près de soixante-dix ans ? La question a inévitablement surgi ces derniers jours, après le choc causé par les performances d’une application produite par une start-up chinoise d’intelligence artificielle (IA), DeepSeek, qui paraît bouleverser le modèle économique de ses grandes rivales américaines et jette le doute sur la suprématie technologique des Etats-Unis dans leur grande compétition avec la Chine.

Grosso modo, DeepSeek fait aussi bien que sa rivale ChatGPT, mais avec cinquante fois moins de ressources, en particulier énergétiques. Et elle est produite sans les puces dernier cri dont les entreprises de la tech chinoise sont privées par l’embargo américain sur les semi-conducteurs les plus avancés.

A Hangzhou, ville de plus de huit millions d’habitants sur la côte est de la Chine, qui abrite de nombreuses entreprises de la tech, les employés de DeepSeek ont déserté leurs modestes bureaux pour les vacances traditionnelles du Nouvel An chinois, mardi 28 janvier, à mille lieues de l’onde de choc qui, de l’autre côté de la planète, à Wall Street et dans la Silicon Valley, ébranle ces deux piliers du capitalisme américain.

Un « avertissement »

A Wall Street, les cours des actions des fabricants de semi-conducteurs, des géants du numérique et des entreprises énergétiques du futur ont sévèrement décroché : un « bain de sang », dit le Wall Street Journal. Les dirigeants de la tech, eux, ont tenté de faire bonne figure face à cette humiliante démonstration de prouesse technologique quasi réalisée avec des bouts de ficelle. Fair-play, Sam Altman, le patron d’OpenAI qui produit ChatGPT, a concédé que les premiers pas de DeepSeek étaient « impressionnants ». Le président américain, Donald Trump, est allé droit au but : voilà un « avertissement » qu’il espère « positif », pour peu que les industriels en tirent la leçon qu’ils peuvent parvenir au même résultat sans « dépenser des milliards et des milliards ».

Mais qui, justement, vantait quelques jours plus tôt ces milliards de dollars promis par OpenAI, Oracle et SoftBank pour financer Stargate, un gigantesque projet privé d’infrastructure d’IA ? Le président Trump, celui-là même qui a mis les « techbros », ses nouveaux barons, à l’honneur sous la coupole du Capitole, le 20 janvier, lors de son investiture. Et voilà que DeepSeek, l’appli chinoise au coût déclaré de 5,6 millions de dollars (5,4 millions d’euros), ringardiserait Stargate, le projet américain à 500 milliards ? Honnêtement, ça se regarde, et de près. C’est ce que font frénétiquement à présent les experts américains du secteur.

La vraie question posée par cette mésaventure, en réalité, n’est peut-être pas technologique. Il faut remonter au « moment Spoutnik », le vrai, pour comprendre pourquoi il va être très difficile à la puissance américaine d’avoir une réaction aussi saine.

Spoutnik est un satellite que l’Union soviétique annonce avoir lancé le 4 octobre 1957, en pleine guerre froide entre les deux superpuissances de l’époque. C’est une première mondiale. A Washington, on prend la nouvelle en plein estomac. Sous le choc, l’Amérique est groggy : « Trois semaines de flottement », constate le correspondant du Monde à Washington, Henri Pierre. Le président, Dwight Eisenhower, se ressaisit, approuve un financement fédéral qui va permettre de créer la National Aeronautics and Space Administration, la NASA, l’année suivante, lance le programme Mercury, premier projet de vol spatial habité, puis fait voter des crédits pour la National Science Foundation, dont le budget passera de 100 millions à 500 millions de dollars en dix ans. Il crée un poste de conseiller scientifique permanent à la présidence. Le « moment Spoutnik » jette les bases de décennies de domination scientifique et technologique américaine.

Ascension de la Chine

En 2011, le président Barack Obama invoque cet exploit dans son discours sur l’état de l’Union, pour tenter de le rééditer face à l’ascension de la Chine : « Il y a un demi-siècle, lorsque les Soviétiques nous ont battus dans l’espace avec le lancement du satellite Spoutnik, nous n’avions pas idée que nous les battrions sur la Lune. La science n’était même pas encore disponible. La NASA n’existait pas. Mais, après avoir investi dans une meilleure éducation et dans la recherche, nous n’avons pas seulement surpassé les Soviétiques. Nous avons déclenché une vague d’innovation qui a créé de nouvelles industries et des millions d’emplois. »

Pourtant, bien qu’ils aient subi de multiples chocs extérieurs ces dernières décennies, les Etats-Unis n’ont pas connu de nouveau « moment Spoutnik ». Dans un article paru, en 2013, dans la revue de politique internationale Survival, le professeur Sean Kay, de l’université Ohio Wesleyan, montre comment le choc Spoutnik a « insufflé au système américain un nouveau mode d’action et de pensée stratégique ». Pour Eisenhower, « l’éducation est clé pour construire une nouvelle génération de penseurs créatifs », liée « au rang de l’Amérique dans le monde » et à sa sécurité nationale.

Pourquoi les Etats-Unis n’ont-ils pas réagi de manière aussi décisive, par exemple, après le choc du 11-Septembre ? Pour Sean Kay, « la polarisation de la politique américaine, où la science et les faits sont secondaires dans les politiques publiques, est le cœur du problème ». Il se trouve que c’est aussi le cœur du trumpisme, qui taille dans les budgets fédéraux, veut supprimer le ministère de l’éducation, méprise la science et travestit les faits.

Il n’y aura donc probablement pas de « moment DeepSeek » – sauf peut-être en Chine, si d’aventure les autocrates au pouvoir veulent prêter l’oreille au professeur Zhao Minghao de l’université Fudan, à Shanghaï, cité mardi par le South China Morning Post : il promet de nouveaux succès technologiques chinois, à condition que « le gouvernement repense son modèle étatique et évite de tout planifier d’en haut ».

 

 

 

 

 

 

 

Source : Le Monde  – (Le 29 janvier 2025)

 

 

 

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