Reportage – «Après un divorce, ta cote augmente» : les noces rebelles des Mauritaniennes

A rebours des pratiques régionales, les femmes maures se remarient fréquemment et à plusieurs reprises, sans être le moins du monde stigmatisées.

Libération  – A Nouakchott, la circulation est à la fois fluide, lente et imprévisible comme le mouvement des poissons dans un aquarium. Au sommet de la chaîne alimentaire automobile trône la femme maure. Les autres conducteurs la considèrent avec respect et prudence. Les policiers n’osent pas la siffler.

D’ailleurs, si un malheureux agent de la route s’avisait par mégarde d’arrêter son véhicule, elle ne ralentirait sans doute pas, et insulterait copieusement l’imprudent fonctionnaire. «Ici, la femme est reine», disent souvent les Mauritaniens, avec fierté ou agacement, selon l’interlocuteur. L’assertion est fallacieuse : les égards – bien réels – qui lui sont dus dans l’espace public masquent de profondes inégalités de genre. Et ils valent surtout pour une catégorie de la population : les femmes maures en haut de l’échelle sociale.

Cette exceptionnalité de statut vaut aussi dans leurs mariages, ou plutôt dans leurs remariages. Il n’existe pas de statistiques officielles (le mariage est souvent un acte uniquement religieux, non inscrit à l’état civil), mais il ne fait aucun doute qu’ici, les divorces sont plus fréquents qu’ailleurs au Sahel, au Maghreb ou en Afrique de l’Ouest. En république islamique de Mauritanie, les femmes maures se marient fréquemment deux, trois, quatre fois, voire davantage. Sans être le moins du monde mal vues pour cela. Bien au contraire.

« Aucun moment, je n’ai eu la moindre honte, ou gêne, de dire que j’étais divorcée », s’étonne Sarah, 36 ans. Elle a tout de même demandé que son prénom soit modifié dans cet article, car « Nouakchott est un gros village ». Tout comme son amie Nour, 38 ans, divorcée à deux reprises. « Après un divorce, ta cote augmente sur le marché matrimonial en Mauritanie », explique-t-elle en riant. En préambule, les deux femmes, qui sirotent un cocktail de jus de fruit dans une auberge tendance de la capitale, prévienent qu’elles appartiennnent à « un milieu privilégié, intellectuel », conscientes que leurs expériences respectives ne sont pas celles de la pluspart des Mauritaniennes.

« ERREUR DE CASTING »

Nour s’est mariée à 27 ans avec un cousin. « Je l’ai fait parce que ma famille m’a saoulée, reconnaît-elle. C’était une erreur de casting, ça a duré quatre mois. Je ne le compte même pas !  » Trois mois après le divorce (la période dite de viduité, le temps de constater que la femme n’est pas enceinte), l’épouse libérée est autorisée à se remarier. En Mauritanie, cette étape est parfois célébrée publiquement.

« ça se fait souvent, oui, on met du henné, on fait une fête avec les copines », décrit Nour en tirant sur sa cigarette électronique.  » On célébre une nouvelle vie, de nouvelles opportunités, ça n’est pas du tout un moment triste », abonde Sarah.

Traditionnement, dans les sociétés maures nomades, la cérémonie servait « à publiciser le statut des femmes qui sont de nouveau disponibles au mariage », rappelle Céline Lesourd, anthropologue et chercheuse au CNRS. Aujourd’hui, à grand renfort de photos postées sur Instagram, la fêt de divorce est devenue une trend glamour sur les réseaux sociaux mauritaniens.

Tfeïla Oudda ne voit pas forcément cette « frénésie de divorces » d’un très bon oeil. « Le mariage a changé plus vite que l’éclair », déplore la vieille commerçante, qui reçoit dans sa boutique exiguë, caverne d’Ali Baba croulant sous les pièces d’artisanat, les coussins, les tapis, les plats, les épées et les bijoux traditionnels.

« Mais attention, en islam, le divorce est dans la bouche de l’homme » rappelle-t-elle. C’est en effet le mari qui doit prononcer la formule ritualisée du divorce : « Inti taliq » (« Je te libère »), pour mettre fin au mariage.

« C’est l’homme qui pronone, mais il existe des façons de le pousser à bout, nuance Céline Lesourd. La grève du lit, des demandes financières excessives ou des plaintes répétées… »

Chez les Maures, il est rare qu’un époux « s’accroche » si sa femme insiste pour divorcer. « C’est considéré comme honteux de garder une femme contre son gré, ça ne se fait pas, tranche Nour. Elle n’a pas hésité à dire explicitement à son second mari, ingénieur, qu’elle voulait une séparation. « Je travaillais, je m’occupais des enfants : non seulement il n’était d’aucun soutien dans leur éducation, mais en plus il n’avait aucune reconnaissance, explique-t-elle. Je me suis retrouvée à tout faire, j’ai fait un burn-out. Je lui ai demandé : « On ne peut pas être un couple occidental quand ça t’arrange et un couple mauritanien quand ça t’arrange ! » Elle estimait pourtant avoir fait, cette fois-ci, un « mariage d’amour ». Sarah la coupe : « La première cause des divorces en Mauritanie, c’est que les couples ne se connaissent pas, assure-t-elle. Notre société ne nous permet pas de fréquenter des garçons publiquement, alors on découvre l’autre véritablement après le mariage. Vous imaginez les déconvenues ! »

La « seconde cause » de divorce, s’accordent les deux amies, est économique. « Si les resources ne suffisent pas, tu peux demander un divorce. »

La respectée Tfeïla Oudda souvent consultée sur les affaires matrimoniales du quartier, le confirme : « Celle-là est jalouse de ses copines, elle n’a pas la bonne voiture ou la bonne télé, alors elle veut changer de mari, avance-t-elle. Les mariages d’aujourd’hui sont basés sur des dots énormes, les divorces sont aussi des gros enjeux financiers et de prestige social. »

L’ex-mari de Nour paye aujourd’hui la scolarité dans une très bonne école, les factures d’eau et d’électricité, il lui a laissé la maison et lui verse une allocation mensuelle.

« Les Femmes restent de moins en moins oisives, le coût de la vie ne le permet pas, précise Sarah. Les hommes n’empêchent pas les femmes de travailler, mas l’argent qu’elles gagnent , c’est pour elle, par pour les enfants ou la maison. »

Chez les Maures, « l’argent quotidien du foyer est géré par les femmes, rapple Cécile Lesourd. Et le dépenser de manière ostentatoire n’a plus rien aujourd’hui de vulgaire ».  » La famille est un lieu de production de richesse, sans doute l’un des premiers facteurs de circulation matérielle en Mauritanie », poursuit-elle.  » En divorçant, la femme accumule un cadeau matériel, mais aussi social, indique Ferdaous Bouhel, chercheuse en anthropologie sociale et religieuse. C’est aussi pour cela qu’elle gagne en « valeur ». Car la divorcée conserve un lien fort avec la tribu de son ex-mari, et de protection qui va avec. » Autrefois, il pouvait s’agir d’une sécurité physique et matérielle, assurée par le clan. Aujourd’hui, la protection peut s’étendre à l’administration, la justice, la politique, le commerce…

MARIAGE SECRET

Pour les familles plus démunies, le divorce reste toutefois une source de vulnérabilité financière. Dans le 1er arrondissement de Nouakchott, une rue poussiéreuse en devenue le symbole. Une allée commerçante d’un kilomètre de long, où s’alignent les boutiques de revente d’articles d’occasion.

En 2021, un reportage vidéo de la chaîne Voice of America l’a baptisée le « marché des femmes divorcées », car on y trouve des objets de la vie domestique cédés par des femmes séparées de leurs maris. Depuis, la presse s’y précipite. « C’est un journaliste qui a inventé cette appellation, ce n’est pas faux, mais c’est très exagéré », s’agace Aïcha Ahmed, 56 ans. La vendeuse fut parmi les fondatrices du marché, il y a plus de vingt ans. « C’est un marché de seconde main tenu par des femmes dans le besoin, corrige-t-elle. Par forcément par des divorcées ni forcément des articles de maisons issus d’un divorce ».

Aïcha Ahmed est assise sur le seuil de sa boutique, partagée avec cinq associées. » Il y a parmi nous des veuves, des femmes dont le mari est parti ou malade, et aussi c’est vrai, des divorcées qui vendent quelques-uns de leurs plats, de leurs rideaux ou de leurs meubles pour s’en sortir ».

Après un divorce, la femme revient à la charge de son père. Une contrainte qui peut peser lourdement sur les finances de la famille. D’après Aïcha Ahmed, c’est le seul véritable frein aux séparations. « Nous, on préfère les divorces que les problèmes, clame la commerçante. Certains maris sont des connards, qui trouvent leur femme fatiguée après les grossesses et qui veulent aller voir ailleurs. Ces coureurs de jupons, on ne va pas perdre notre temps avec eux ! « .
La culture maure réprouve la polygamie – autre exception régionale. Il existe cependant un moyen de contourner cet obstacle tout en restant dans les clous de l’islam : le sariya, ou mariage secret. Une pratique de plus en plus populaire en Mauritanie, qui voit un couple contracter une union en toute discrétion devant un imam. Une manière pour les hommes d’avoir des relations avec plusieurs femmes, sans se mettre en situation religieuse d’adultère.

« Le sariya peut aussi être intéressant pour les femmes quant il est choisi et pas subi, affirme Nour. Notamment quand tu es divorcée et que tu as déjà des enfants. Un sariya t’évite la pression sociale et familiale. Moi, j’aimerais bien faire un bon sariya, mais avec un homme non marié. »

La découverte d’un sariya est pourtant un motif fréquent – et souvent immédiat – de divorce pour la prémière épouse. « En islam, le mariage est aussi une affaire contractuelle, on y met tout ce qu’on veut, tant que les deux parties donnent leur consentement, rappelle Ferdaous Bouhlel. Il peut y avoir l’interdiction de la polygamie, par exemple, ou bien des conditions de resources. »

Le non respect des clauses du contrat de mariage peut être invoqué devant un cadi (un juge musulman) pour faire valoir une séparation.

Cette mode des divorces – et sa médiatisation – questionne l’anthropologue Céline Lesourd.

« Il est vrai que les hommes aiment mettre en avant cette exceptionnalité de la femme maure, et valorisent même une certaine effronterie, explique-t-elle. Mais je m’interroge aussi sur la construction de cet imaginaire, ce nouvel orientalisme qui voudrait voir dans la Mauritanie un exemple d’une société islamique compatible avec « nos » normes. La chercheuse s’inquiète surtout de la fabrication d’un « mythe » de la femme mauritanienne libérée de la domination masculine.  » Ce discours est injuste et terriblement violent pour les femmes qui se sentent coincées dans une situation de mariage abusif ou de nécessité au remariage par besoin financier », souligne-t-elle.

« UNE PETITE REALITE »

Ce samedi, Oumoulkhairy Konaté, 31 ans, picore un petit-déjeuner avec une amie, à 14 heures, dans un restaurant climatisé du quartier universitaire. Elle déclare en préambule que les divorces heureux, fêtés dans la joie, « sont le fait d’une minorité ». Ethniquement d’abord, cette culture du divorce « facile » concerne les Maures (Hassanophones), qui représenteraient environ 70 % de la population, selon des estimations grossières et très controversées, car les statistiques ethniques – sujet hautement sensible – sont taboues en Mauritanie.

Chez les Négro-Mauritaniens non hassanophones (Soninkés, Peuls, Wolofs, environ 30 % de la population), le divorce est généralement « très mal vu ».

Oumoulkhairy a divorcé deux fois et en est « fière ». Mais cette militante féministe, à la tête d’une agence de communication et membre de l’Association des femmes chefs de famille, a dû se battre contre son entourage, qui considère le divorce comme « une honte et un échec ». « Je sors d’un mariage toxique avec un homme jaloux, qui me battait et me violait. Il m’a pris ma fille d’un an et demi, que je n’ai pas vue depuis un mois, raconte-t-elle. Pourtant, ma mère me blâme aujourd’hui pour avoir fait l' »erreur » de divorcer ». En face d’elle, son amie récite avec dégoût les maximes « insupportables » serinées aux femmes qui osent envisager une séparation : « Le mariage, c’est un piment entouré de miel »; « Ton oreiller (pour pleurer) est ton meilleur ami ».

Oumoulkhairy est furieuse; et elle le fait savoir régulièrement dans ses publications corrosives sur les réseaux sociaux. Elle règle la note du restaurant, rabat son voile bleu électrique à l’intérieur de sa voiture blanche et claque la portière. » Ce n’est pas normal, repète-t-elle. Le divorce heureux en Mauritanie, c’est une réalité, et tant mieux, mais une petite réalité. Il faut s’en servir pour libérer les autres femmes, par pour masquer la situation générale. »

Ses immenses lunettes de soleil cachent ses sourcils froncés par la colère. Elle lance son véhicule dans la circulation.

 

 

 

Célian Macé, Envoyé spécial à Nouakchott (Mauritanie)

 

 

 

Source : Libération (France) – Le 25 décembre 2024

 

 

 

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