Boubacar Boris Diop sur le génocide au Rwanda : « Les mots de l’écrivain restent l’arme la plus puissante contre l’oubli »

Jeune Afrique – Auteur de « Murambi, le livre des ossements » (Zulma), l’écrivain sénégalais raconte sa participation au mouvement Rwanda : écrire par devoir de mémoire. Celui qui fut lauréat 2022 du Neustadt International Prize for Literature vient de publier Un tombeau pour Kinne Gaajo (Philippe Rey), version française de son deuxième roman en wolof.

 

« Devoir de mémoire ». En littérature africaine, ces trois mots renvoient d’emblée au projet d’écriture dont sont issus, à partir de l’an 2000, une dizaine d’ouvrages sur le génocide des Tutsi au Rwanda. Conçu et piloté avec enthousiasme par Maïmouna Coulibaly et Nocky Djedanoum, il n’aurait peut-être jamais vu le jour sans le journaliste Théogène Karabayinga.

En effet, lorsque les autorités rwandaises de l’époque en ont entendu parler pour la première fois, elles ont eu du mal à cacher leur stupéfaction et sans doute même un certain amusement. Tout juste sortis du maquis, les hommes de Paul Kagame venaient de mettre en déroute les génocidaires du « Hutu power » – plus occupés il est vrai à machetter des bébés et des vieillards qu’à se battre à la loyale – et avaient sur les bras un pays exsangue, quasi peuplé de morts-vivants. Au moment où tant d’urgences vitales les sollicitaient, il leur semblait futile que des étrangers viennent les bassiner à propos de romans à écrire pour témoigner d’une compassion du reste bien tardive ! Et ces étrangers, certes des frères africains, vivaient presque tous à Paris et comptaient débarquer au Rwanda sur un financement partiel de la Fondation de France… L’affaire paraissait aussi insensée que suspecte.

Le regretté Théo s’est heureusement investi à fond pour dissiper les malentendus : ami de tous les auteurs pressentis et connaissant de longue date la plupart des nouveaux maîtres de Kigali, il était le médiateur idéal. Discret et tenace, il lui fallut pourtant au moins deux ans pour vaincre les réticences de nos futurs hôtes.

Un espace d’échanges et de découverte mutuelle

 

En attendant que soit écrite l’histoire d’une aussi singulière résidence d’écriture, il en reste des souvenirs. Tout d’abord celui, omniprésent, de la petite auberge dénommée La Mise Hôtel, au cœur du quartier populaire de Nyamirambo. La bâtisse ne payait assurément pas de mine avec son unique étage aux dix chambres en enfilade, chacune flanquée d’un petit lit en fer et d’une armoire en bois. La table de travail blottie dans un coin était censée nous rappeler que nous étions venus à Kigali pour écrire de la fiction dans cette pièce austère et mal éclairée, mais à vrai dire, nous y passions moins de temps qu’au bar du rez-de-chaussée donnant sur la principale avenue de Nyamirambo.

Celui-ci faisait également office de restaurant, genre « maquis », au menu fort peu varié. Brochettes de chèvre, haricots rouges, prunes dites « du Japon » mais n’ayant rien à voir avec le Japon, et ces petites bananes sucrées et farineuses dont je raffolais. On pouvait également y commander du jus de maracuja, diverses boissons gazeuses et bien évidemment de la bière qui coulait pour ainsi dire à flots. Le lieu restait ouvert jusque vers une ou deux heures du matin et c’est seulement aujourd’hui que je réalise à quel point il était peu à peu devenu, pour les Rwandais et nous-mêmes, un espace d’échanges et de découverte mutuelle.

Fiction vs vérité

 

Dans une aussi petite ville que Kigali, les nouvelles vont vite et chacun avait entendu parler d’un groupe d’écrivains venus faire du génocide des Tutsi leur sujet de création littéraire. Il serait excessif et peut-être même un peu trop facile de prétendre aujourd’hui que nos futurs personnages venaient chaque soir à la rencontre de leurs potentiels géniteurs. Il me semble d’ailleurs que la plupart étaient là par simple curiosité intellectuelle ou en témoignage de gratitude pour notre compassion envers les victimes du génocide.

Certains d’entre eux avaient lu ou vaguement entendu parler de l’un ou l’autre de nos ouvrages et ne voulaient pas rater l’occasion d’en discuter avec l’auteur en personne. D’autres avaient sans doute surtout envie de savoir comment leurs souffrances, hélas beaucoup trop réelles, pouvaient être manipulées par l’imaginaire des romanciers. Je suppose que ce sont ceux-là qui nous ont parfois discrètement supplié de « ne pas écrire de romans » mais de « dire seulement la vérité ». Cependant, beaucoup de nos visiteurs nocturnes étaient des rescapés et c’est dans ce café que j’ai discuté avec bien des personnages de mon roman.

On m’a parfois demandé si nous parlions entre nous de notre travail en cours. Je n’ai jamais été témoin d’une telle conversation et je suis prêt à parier qu’il n’y en a jamais eu. De fait, cette expérience collective, quoique bienvenue et même exaltante, ne pouvait qu’embarrasser des artistes jaloux par principe de leur singularité.

Chacun a donc cherché à préserver la sienne autant qu’il l’a pu, sans toutefois s’isoler. Il est malgré tout arrivé qu’un récit nous ait si puissamment marqués qu’on le retrouve dans plusieurs de nos livres. L’un de ceux-ci est la fin atroce de Theresa Mukandori, à Nyamata. Je me souviens aussi d’avoir vu voleter au-dessus de corps inertes la phalène qui allait donner son titre au beau roman de Koulsy Lamko. J’ai de même entendu, en compagnie de Monique Ilboudo, l’histoire du soldat de l’APR qui lui a inspiré son livre Murekatete.

 

 

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Boubacar Boris Diop

 

 

 

Source : Jeune Afrique

 

 

 

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