
Le Monde – « Comment peut-on être persan ? », s’interrogeait Montesquieu au XVIIIe siècle. Comment peut-on être parisien, new-yorkais ou romain ?, se demande de même, mais au XXe siècle et qui plus est à l’orée des indépendances africaines, le narrateur imaginé par Bernard Dadié dans Un Nègre à Paris (1959), Patron de New York (1964) et La Ville où nul ne meurt – Rome (1969). La réédition récente de ces trois ouvrages au format poche chez Présence africaine permet de redécouvrir la plume originale de celui qu’on considère comme le père de la littérature ivoirienne.
Né en 1916 à Assinie et décédé en 2019 à Abidjan à l’âge canonique de 103 ans, Bernard Binlin Dadié fait plus largement partie de la génération des fondateurs de la littérature africaine d’expression française, à laquelle il a grandement contribué avec plus d’une vingtaine d’ouvrages. Poète, conteur, romancier, dramaturge et essayiste, il a signé des textes tels que Le Pagne noir (1955) ou Climbié (1956), devenus pour certains des classiques inscrits au programme scolaire dans plusieurs pays d’Afrique et étudiés de par le monde.
Un Nègre à Paris, Patron de New York et La Ville où nul ne meurt forment au sein de cette œuvre une trilogie particulière. Cette série de chroniques met en scène un narrateur africain profitant de ses visites dans des grandes villes occidentales pour observer les lieux, la culture et les mœurs des indigènes : « La première personne que je vois est un vieux en bretelles discutant avec un ami, puis un ouvrier en vélo, ensuite deux enfants », écrit-il à son arrivée à Paris.
Cette posture ethnographique n’est évidemment pas sans rappeler celle des explorateurs européens – navigateurs, commerçants, militaires, religieux… – dont les relations de voyage ont tant contribué à façonner et ancrer les représentations de l’Afrique et des Africains. Dadié savoure manifestement cette forme d’exotisme inversé et, sur un ton faussement naïf, ne se prive pas d’exprimer de la même manière remarques, questionnements, émerveillements parfois, et d’établir des typologies, cédant le moment venu et sans le moindre scrupule à la généralisation : « Tous les gens dans ce pays fument. Ils consomment le tabac qu’ils cultivent eux-mêmes. Des individus d’une logique ! La proportion de femmes fumant est plus grande que chez nous. »
De la fantaisie à la gravité
Passant sans cesse du gros plan détaillé à une vision plus élargie, il évoque sous forme de saynètes des sujets tour à tour légers, comme le langage des fleurs, les animaux de compagnie ou le rythme de vie des locaux (« Les piétons sont les plus pressés. Il faut les voir se faufiler à travers les voitures et s’arrêter tout d’un coup. N’auraient-ils pas des ressorts dans les jambes, ressorts remontés chaque matin ? »), et plus profonds, comme l’importance des monuments ou le rapport des peuples à leur histoire.
« Je suis à Paris, je foule le sol de Paris. Je regarde, partout des Blancs ; des employés blancs. Nulle part une tête de Nègre. C’est bien un pays de Blancs », constate le narrateur, préférant s’armer d’humour face aux réactions de surprise condescendante qu’il suscite dans les lieux publics, bars, salle d’attente d’aéroport, métro.
Un Nègre à Paris, Patron de New York, La Ville où nul ne meurt – Rome, de Bernard Dadié, éd. Présence africaine, 10 euros le livre.
Source : Le Monde
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