Mo Ibrahim : « L’argent du pétrole, c’est comme un pot de miel, ça attire les guêpes »

Dans un entretien au « Monde », le milliardaire anglo-soudanais juge sévèrement la gouvernance dans le pétrole, un secteur juteux qui attire de nouveaux États africains. Tout en défendant leur droit à utiliser cette ressource, malgré l’urgence climatique.

Le Monde – On le connaît bien peu en France. « Mo » Ibrahim est pourtant l’une des voix les plus écoutées en Afrique et, bien au-delà, quand il s’agit de parler bonne gouvernance et de lutte contre la corruption. L’une des voix les plus acerbes aussi.

Ne vous fiez pas à l’air bonhomme, au sourire affable et à l’œil rieur de cet homme de 77 ans : il n’épargne personne. Les gouvernements mais aussi les institutions internationales, sans oublier les grandes entreprises, occidentales en tête.

Les affaires en Afrique, leurs côtés sombres, leurs gros contrats et leurs petits arrangements, Mohamed Ibrahim connaît. Cet ingénieur né au Soudan, élevé en Egypte, puis formé au Royaume-Uni, dont il obtiendra la nationalité, a fondé, dans les années 1990, un opérateur mobile, Celtel, pionnier en Afrique. En 2005, il revendra son entreprise, devenue panafricaine, pour 3,4 milliards de dollars (3,1 milliards d’euros).

Il rejoint alors le club des milliardaires de la planète. Et fonde, l’année suivante, sur le conseil, dit-on, de son ami Bill Gates, la Fondation Mo Ibrahim pour la bonne gouvernance en Afrique. Elle lance un prix du même nom censé récompenser chaque année les anciens présidents les plus vertueux… Et qu’elle refuse de décerner la plupart du temps. En 2020, elle l’a attribué au président sortant du Niger, Mahamadou Issoufou, qui a été soupçonné par certains d’avoir laissé faire le coup d’Etat contre son successeur en juillet 2023. La fondation publie aussi chaque année un indice de la bonne gouvernance sur le continent, devenu une référence.

Depuis une suite de Dubaï, où il était venu participer à la COP28 en décembre 2023, le philanthrope et président du fonds d’investissement Satya Capital a, lors d’une interview à distance, porté pour Le Monde son regard acéré, « ni afro-optimiste ni afro-pessimiste », sur les enjeux de gouvernance dans les projets pétroliers, dont la réputation est pour le moins sulfureuse et la contribution discutable en matière de lutte contre la pauvreté.

Sénégal, Ouganda, Mozambique, bientôt Namibie. Plusieurs pays africains deviennent producteurs de pétrole ou de gaz en pleine urgence climatique. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle pour l’Afrique ?

 

Mo Ibrahim Je pense que c’est une très bonne nouvelle pour l’Afrique. D’abord, nous avons 600 millions de personnes qui n’ont pas l’électricité. En Egypte, par exemple, c’est la moitié de la population. C’est inadmissible.

Comment pouvons-nous même parler de développement quand les gens n’ont pas accès à l’électricité ? Comment pouvez-vous avoir une activité économique, de la médecine, de l’éducation, sans électricité ? Nous faisons face à un problème très sérieux. Les gens doivent comprendre que le développement, c’est très important.

Deuxièmement, les bien-pensants, qui sont confortablement installés au Nord, et qui nous font la leçon à nous, au Sud, vraiment ça m’agace. La majorité du gaz qui est produit en Afrique part pour l’Europe. De plus, ce n’est pas nous qui avons envoyé tout cela dans l’atmosphère. D’autres l’ont fait, et continuent de le faire. En moyenne, un habitant d’Amérique du Nord émet 12 tonnes [d’équivalent CO2] par an. Un Européen ou un Chinois 7 tonnes. Un Ougandais 0,1 tonne.

Troisièmement, nous avons le plus grand puits de carbone du monde, le bassin du Congo. Nous captons plus de 4 % des émissions annuelles mondiales de carbone. C’est plus que nos émissions, qui sont de 3 %. L’Afrique est déjà au net zéro ! Et vous venez nous faire la leçon ? Allons donc !

S’agissant de faire la leçon, certains Etats africains qualifient de « postcoloniales » les critiques sur leurs projets pétroliers, tandis que, pour leurs détracteurs, ces projets eux-mêmes sont postcoloniaux, car ils sont aux mains de majors occidentales et peu bénéfiques aux populations. Qu’en pensez-vous ?

 

Je ne sais pas ce qui est postcolonial, précolonial, je ne vois là que de l’injustice. Le Royaume-Uni vient tout juste d’attribuer des licences d’exploration en mer du Nord. En Europe, au moins sept pays construisent actuellement des infrastructures de transport de gaz. Pardon, mais commencez par balayer devant votre porte ! Nous, le développement est notre principale priorité.

Mais y a-t-il un seul exemple de pays africain qui se soit développé grâce au pétrole ou au gaz ?

 

Vous avez raison de soulever ce problème. Et c’est pourquoi j’ai créé ma fondation il y a vingt ans : la gouvernance. Nous manquons de bonne gouvernance, et c’est pour cette raison que nous sommes souvent confrontés en Afrique à ce qu’on appelle la « malédiction des ressources ».

Prenez le Nigeria : dans le passé, c’était une puissance agricole, ils assuraient leurs besoins alimentaires, ils exportaient même. Ensuite, ils ont découvert du pétrole. Ils ont tout abandonné petit à petit, jusqu’à ce que cela devienne leur principal revenu. Et ce dernier a lui-même été entaché par la mauvaise gestion, la corruption, au niveau le plus élevé que l’on puisse imaginer de la part d’un gouvernement.

A l’inverse, regardez le Botswana, un exemple fantastique de pays qui a trouvé une ressource, le diamant, mais qui l’a très bien gérée. L’accord qu’ils ont négocié avec De Beers était un modèle pour n’importe quel pays producteur de ressources naturelles en Afrique. Le Botswana se classe même mieux que certains pays européens en matière de gouvernance.

Donc, les ressources naturelles peuvent être une bénédiction mais aussi se transformer en malédiction. Nous demandons, encore et encore, une meilleure gouvernance. De la part de tous les acteurs, pas seulement les Africains.

Savez-vous que les mouvements illicites de capitaux sortant d’Afrique représentent, selon l’ONU, près de 90 milliards de dollars (82 milliards d’euros) chaque année ? C’est la responsabilité des multinationales. Dans le Nord, la bonne gouvernance doit aussi venir des entreprises, de ces hommes et femmes formidables, assis dans leurs belles salles de réunion, climatisées, et qui prétendent être les gardiens de l’univers. Eux aussi doivent se comporter correctement.

Pourquoi retrouve-t-on souvent les pires cas de mauvaise gouvernance dans les pays pétroliers, en Afrique et ailleurs ?

Parce qu’il est très facile de piller cet argent. C’est terrible, mais c’est très facile parce qu’il y a très peu de contrats, de très gros contrats, avec des sommes gigantesques. C’est comme un pot de miel qui attire toutes les guêpes, gouvernements et entreprises confondus.

On peut comparer ce secteur avec les compagnies minières, qui ne se sont pas non plus couvertes de gloire : 65 % de la fraude fiscale en Afrique est commise par ces entreprises. Et c’est là ce qui est connu, mesuré. C’est probablement bien pire.

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Propos recueillis par  (Nairobi, correspondance)

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

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