Nous sommes passés à autre chose. Croient-ils. Une exécution pour refus d’obtempérer. Des déclarations officielles trafiquées. Des larmes. Des vidéos. Des révoltes. Des tribunes. Des larmes. Des marches. Des provocs. De part et d’autre. Des larmes. De la rage. Un de plus. Jusqu’à quand ? Des menaces martiales depuis perrons et parvis. Des phrases en cafouillis. Des mots rouillés dans des communiqués de syndicats réacs et vulgaires. Des mots de miel pour les maires. Des plans pour la ville. Des budgets pour rafistoler. Récré. Diversion. Routine. Circulez ! C’est le tempo d’un scénario qui a déjà quarante ans d’âge. Et encore, c’est depuis peu qu’il existe des vidéos.
Nahel M. est mort. Pour de bon. Pour de vrai et pour toujours. Il ne va plus rentrer à la maison. Il n’avancera pas à pas de loup sur la pointe des pieds pour poser par surprise ses doigts écartés sur les yeux de sa maman qui fera semblant de ne pas savoir que c’est lui. Il ne fera plus claquer la porte d’entrée, ne laissera plus traîner ses chaussettes qui schlinguent, ne rincera plus son assiette à la va-vite en y laissant des traces de gras. Qu’importe s’il ne faisait rien de tout cela. Nahel a su qu’il mourait, parce qu’à 17 ans, lorsqu’on vit en banlieue, on apprend vite que la mort peut surgir ainsi. Il a compris qu’il mourait sans une main tendre, sans un regard compatissant perlé de larmes, sans une étreinte qui cherche à transformer la détresse en courage. Nahel est mort.
A tel point que des chefs d’entreprise pétitionnent pour ne pas cautionner l’aggravation des inégalités. Déjà, en 2004, avant Zyed et Bouna, des patrons avaient eu clairvoyance et volonté. Ils pensaient que le pays dépérissait, non, pas vraiment, plutôt qu’il s’appauvrissait, et risquait quand même de dépérir un peu, s’il continuait à discriminer, exclure, insulter et maltraiter sa jeunesse des banlieues. Ils étaient une poignée à prendre l’initiative, quelques dizaines à la consolider, bientôt plusieurs milliers à s’engager. Ce fut la Charte de la diversité. Près de vingt ans plus tard, des pédégères et toutes sortes d’employeurs, lucides et volontaires, font tribune à leur tour… D’autres se déchaînent et se défoulent. Que devient un pays où la mort d’un adolescent réveille de méprisables pulsions de réjouissance ? Vers quelle déraison se fourvoie-t-il ? A quels effondrements se prépare-t-il ?
J’ai souvenir de visages juvéniles, que je devinais beaux, et qui rosissaient, défigurés par la haine et le rejet du mariage pour tous. Je revois des lèvres révulsées de fureur, j’entends encore ces voix déformées par des mots délabrés : « Fous-l’camp chez toi ! Macaque ! Dégage ! » Un soir, il y eut des traces d’œuf sur mon manteau. Un autre, le préfet m’a poussée avec brutalité dans une voiture. J’entendis aussitôt le bruit sourd d’un objet lourd sur le sol, à quelques pas. La police était partout, tout le temps. Pas un instant je n’ai pas pensé que l’un de ces jeunes pouvait mourir, brutalement. Ou être éborgné.
Christiane Taubira était ministre de la justice de 2012 à 2016.
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