« Où est Daouda ? » En Sicile, la disparition d’un « invisible »

Afrique XXIEnquête · Le 2 juillet 2022, Daouda Diane, un Ivoirien de 37 ans, disparaissait après avoir dénoncé les conditions de travail dans une cimenterie d’Acate. Faut-il y voir la main de la Mafia, alors que, dans cette province italienne, des milliers de travailleurs étrangers sont exploités dans le secteur agricole au vu et au su de tous ?

Un masque chirurgical sur la bouche, un casque antibruit sur les oreilles et un regard déterminé. C’est la dernière image connue de Daouda Diane. Nous sommes le 2 juillet 2022, et l’Ivoirien de 37 ans s’affaire dans le ventre d’une cimenterie d’Acate, dans le sud-est de la Sicile. À deux reprises, il se filme avec son portable pour partager la pénibilité de son travail, mais aussi l’insécurité. Une vidéo est envoyée à ses amis et compagnons d’Acate, où il réside. L’autre à sa famille, restée en Côte d’Ivoire, où vivent notamment sa femme et son fils de 8 ans. On le voit visage découvert, un polo sur les épaules et quelques éclaboussures de ciment sur le visage. Face à la caméra, il lance sèchement en français : « Je travaille dans l’usine de ciment où il y a la mort. » Ce sera sa dernière trace. Le même jour, son téléphone arrête de borner. Daouda Diane a disparu.

Le jeune homme est alors une figure connue dans cette commune de 10 500 âmes de la province de Ragusa. Voilà huit ans qu’il y a débarqué de Côte d’Ivoire, après avoir bravé la Méditerranée. Des milliers d’exilés venus de Libye transitent par cette partie de la Sicile, notamment par le port de Pozzallo, à la pointe sud-est de l’île, où se situe un « hotspot » – un centre similaire à celui de l’île de Lampedusa, où les autorités procèdent à l’identification et à l’enregistrement des nouveaux arrivés avant leur transfert vers d’autres points d’accueil.

Titulaire d’un permis de séjour, Daouda participe à l’intégration des exilés. Il est médiateur culturel pour l’association Meditengra dans un centre d’accueil d’Acate. Il parle plusieurs langues, aide au niveau administratif, participe à la vie du centre. Il est considéré par certains comme « un grand frère ».

En extra, il se rend de temps à autre à la cimenterie SGV Calcestruzzi. « Pour envoyer de l’argent à sa famille et faire venir sa femme et son fils en Italie », expliquent ses compagnons et des syndicalistes rencontrés le 1er mai 2023 à Acate, à l’occasion d’une manifestation organisée pour demander vérité et justice pour Daouda. Ici, pas de contrat. Ayant d’abord nié toute collaboration avec l’Ivoirien, l’entreprise a ensuite changé de version. Dans une lettre transmise à la presse, les avocats de la SGV Calcestruzzi écrivent que Daouda avait offert ses services à la cimenterie, mais que celle-ci avait refusé. Il aurait ensuite tenu à se rendre utile en « balayant la cour ». L’entreprise lui aurait « offert » une petite somme en dédommagement, et assure qu’il a quitté l’usine sur ses deux jambes vers midi ce fameux 2 juillet.

L’ombre de la Mafia

 

La justice traîne à prendre l’affaire au sérieux : plusieurs jours s’écoulent entre le signalement de la disparition et les premières saisies à la cimenterie. Il faudra ensuite plus de trois semaines pour qu’une enquête pour homicide et dissimulation de cadavre soit ouverte. « Ça ne se serait pas passé comme ça s’il n’était pas noir et s’il avait disparu autre part qu’en Sicile », dénonce Bruno Giordano, magistrat à la Cour de cassation et directeur de l’Inspection nationale du travail jusqu’en décembre 2022. Le 22 juillet 2022, Daouda Diane devait s’envoler pour la Côte d’Ivoire, où il n’avait plus mis les pieds depuis cinq ans. Mais il n’est jamais monté à bord de l’avion. Dès lors, l’hypothèse d’une fugue est abandonnée.

A-t-il été tué pour avoir filmé ses conditions de travail ? A-t-il été victime d’un passage à tabac qui a mal tourné ? D’un accident du travail dissimulé ? D’un enlèvement alors qu’il rentrait chez lui ? Un an plus tard, il est impossible de répondre à ces questions. L’enquête patine, suspendue à un témoignage dans une région où l’omerta n’est pas qu’un stéréotype. Responsable de la Fédération du social de l’Unione sindacale di base (USB) à Ragusa, où Daouda militait parfois, Michele Milili regrette : « Aucun habitant originaire d’Acate n’a participé aux manifestations demandant la lumière dans cette affaire. » « Si quelqu’un sait, qu’il parle », demandait en février dernier Fabio D’Anna, le procureur de Ragusa chargé de l’enquête.

Dans une zone où sont implantées à la fois Cosa Nostra, l’organisation criminelle historique de la Sicile, et la Stidda, une branche dissidente locale, l’ombre de la Mafia plane au-dessus de cette affaire. La famille Longo, propriétaire de la cimenterie dans laquelle travaillait Daouda, est bien connue. « Une famille mafieuse, accuse le syndicaliste Michele Milili. Certains de ses membres venaient lors des réunions, se postaient au loin et observaient. C’est une technique d’intimidation. »

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Victor Le Boisselier

Victor Le Boisselier est journaliste indépendant. Depuis 2021, il travaille en Sicile, particulièrement sur la migration

Source : Afrique XXI

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