« En 2114, y aura-t-il encore des humains pour lire ? » : à Oslo, un projet vertigineux de bibliothèque du futur

Six auteurs, dont la Canadienne Margaret Atwood, ont accepté d’écrire un livre pour une anthologie qui ne sera pas publiée avant 2114. Au total, cent manuscrits inédits vont ainsi être rassemblés au fil du siècle.

Comment écrire un livre pour des lecteurs qui ne sont pas encore nés et dont la réalité sera sans doute bien différente de celle de l’auteur ? Pour un écrivain, c’est une chose que d’espérer passer à la postérité. C’en est une autre que de rédiger un texte qui ne sera lu par aucun de ses contemporains, sans jamais connaître l’accueil qui lui sera réservé.

Acclamé pour son autobiographie en six tomes, le Norvégien Karl Ove Knausgaard a confirmé, le 20 octobre, qu’il était le sixième romancier à avoir accepté de relever ce défi vertigineux. Depuis quelques mois, il travaille en secret sur un manuscrit, dont il ne révélera que le titre, le 23 mai prochain, lors d’une cérémonie symbolique, organisée dans la forêt de Nordmarka, au nord d’Oslo, où un millier d’épicéas ont été plantés, en mai 2014.

Conservés sous clé

 

Son texte sera alors déposé dans un casier creusé dans la paroi d’une pièce spécialement aménagée au dernier étage de la nouvelle bibliothèque d’Oslo, la New Deichman, en construction sur le port de la capitale norvégienne. Chaque année, un nouveau manuscrit viendra l’y rejoindre. Tous seront conservés sous clé, jusqu’en 2114.

Alors, les boîtes seront ouvertes. Les épicéas de la forêt de Nordmarka seront abattus, pour fabriquer le papier sur lequel seront imprimés les livres – une grosse imprimante professionnelle va d’ailleurs être stockée dans les locaux de la bibliothèque, pour s’assurer que le jour venu, dans cent ans, les conservateurs de ce trésor littéraire auront tout le matériel nécessaire pour publier les livres. Ceux qui le souhaitent peuvent déjà réserver une anthologie des cent ouvrages inédits, en payant 900 euros en échange d’un certificat – il y en a mille – à faire valoir par leurs descendants.

« Y aura-t-il du papier en 2114 ? Y aura-t-il encore des humains pour lire les livres ? » – Katie Paterson

L’idée folle de cette « bibliothèque du futur » est née il y a une dizaine d’années dans la tête de l’artiste écossaise Katie Paterson. Le promoteur immobilier norvégien Bjorvika Utvikling, en charge de la réhabilitation du port d’Oslo, lui avait demandé une œuvre d’art. La municipalité d’Oslo a cédé un coin de la forêt de Nordmarka. A travers les livres, Katie Paterson espère « communiquer avec les générations futures ». Le projet interroge : « Y aura-t-il du papier en 2114 ? Y aura-t-il encore des humains pour lire les livres ? » La bibliothèque du futur invite, estime-t-elle, à « arrêter de penser sur le court terme et à réfléchir à l’héritage que nous laissons aux générations futures ».

L'écrivain David Mitchell remet son manuscrit à Katie Paterson, le 28 mai 2016, dans la forêt de Nordmarka, au nord d’Oslo.

L’écrivain David Mitchell remet son manuscrit à Katie Paterson, le 28 mai 2016, dans la forêt de Nordmarka, au nord d’Oslo. KRISTIN VON HIRSCH

Dans une époque peu encline à l’optimisme, l’artiste décrit un projet basé « sur l’espoir et la confiance en ceux qui viendront après et devront le mener jusqu’au bout ». Pour entamer ce grand bond dans l’inconnu, qui mieux que la romancière canadienne Margaret Atwood, maîtresse dans l’art de l’anticipation et de la dystopie ? L’auteur de La Servante écarlate s’est souvenue de « la phase de notre enfance où nous enfouissions de petites choses dans le jardin, en espérant que quelqu’un les déterrerait dans le futur ». En 2015, pour une « somme symbolique », elle a achevé l’écriture de son manuscrit, intitulé Scribbler Moon (« La Lune gribouilleuse »), qu’aucun de ses contemporains ne lira jamais.

« Comment s’adresser à ces lecteurs inconnus ? Que comprendront-ils de mon monde, le monde qui est le socle de ma contribution ? » – Margaret Atwood

Margaret Atwood a confié s’être longuement interrogée : « Comment s’adresser à ces lecteurs inconnus ? Que comprendront-ils de mon monde, le monde qui est le socle de ma contribution ? Et comment la signification des mots aura changé à cette époque ? » Second contributeur, l’écrivain britannique David Mitchell a hésité avant d’accepter l’offre du comité chargé de la sélection des auteurs, composé de l’artiste Katie Paterson et de plusieurs éditeurs. Il a finalement trouvé le processus d’écriture « libérateur ».

Depuis, trois autres auteurs ont rendu leur texte : le romancier islandais Sjón, l’écrivaine turque Elif Shafak et la Sud-Coréenne Han Kang. Le prochain, Karl Ove Knausgaard, a avoué qu’il rêvait secrètement d’une invitation : « Cela met notre vie ici et maintenant en perspective. Quand ces livres seront lus, aucun de nous n’existera plus. Un monde sans nous, arrivons-nous à y penser ? Que signifierons-nous pour eux, ces gens de l’avenir ? »

Pour l’Islandais Sjón, le projet « teste les fondements de tout ce à quoi un auteur doit faire face quand il s’engage avec sincérité dans l’art de l’écriture ». Avec une interrogation supplémentaire, dans son cas : « Y aura-t-il à l’avenir des gens qui comprendront la langue dans laquelle j’écris ? »

 

Katie Paterson devant la maquette de la « bibliothèque du futur ».

Katie Paterson devant la maquette de la « bibliothèque du futur ». ATELIER OSLO AND LUND HAGEM

 

Anne-Françoise Hivert

(Malmö (Suède) correspondante régionale)

Source : M Le Magazine du Monde (Le 05 novembre 2019)

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