Courrier international – C’est à un renversement des perspectives qu’invite ce chercheur en histoire africaine dans “New Lines Magazine”. Il revisite un pan méconnu des relations Nord-Sud, celui de ces voyageurs africains partis à la découverte de l’Europe. Bien avant le siècle des grandes explorations européennes, ces expéditions africaines sont allées jusqu’aux confins de la Sibérie.
Constantinople, 1203. Dans le palais de l’empereur byzantin Alexis IV, un groupe de barons français venus pour la quatrième croisade fait une rencontre étonnante, qui témoigne de leur ignorance pour tout ce qui se trouve au-delà des frontières européennes.
Ce jour-là, les Français voient arriver dans le palais impérial “un roi à la peau toute noire, avec une croix au milieu du front”. Alexis se lève, va à la rencontre du roi, et lui présente ses hommages.
Il s’agit de Moïse, roi du royaume nubien de Makurie [à cheval sur le nord du Soudan et le sud de l’Égypte actuels] qui, comme le veut la tradition, a abdiqué pour se consacrer à la religion. Et si les Français, ignorant tout du vaste monde qui s’étend de l’autre côté de la Méditerranée, contemple le souverain “avec stupéfaction”, les Nubiens, eux, ne montrent aucune surprise. Car Moïse n’est pas le premier Africain à visiter l’Empire romain, ni le premier à entreprendre un voyage diplomatique.
Néron sur le Nil
Plus de mille ans avant cette étonnante rencontre, en l’an 20 avant J.-C., la reine Amanirenas, du royaume de Koush – l’ancêtre de la Makurie [ou royaume de Dongola, qui du VIe au XIVe siècle, s’établit entre l’Égypte et la Nubie-Éthiopie] – avait envoyé des émissaires sur l’île grecque de Samos pour négocier avec l’empereur romain Auguste, dont elle venait de battre les légionnaires venus envahir ses terres.
La souveraine avait ainsi entrepris l’échange diplomatique, en créant le titre d’“apote Arome-li-se” (“envoyé à Rome”), et c’est seulement ensuite que les Romains commencèrent à envoyer leurs propres représentants dans le royaume africain.
Au IIIe siècle, un diplomate romain prénommé “Acutus” avait fait graver, sur un temple de Musawwarat es-Sufra, dans l’actuel Soudan, une inscription souhaitant “bonne fortune à la reine” de Koush, laissant ainsi à la postérité un témoignage de sa mission.
Plus tard, plusieurs empereurs romains, notamment Néron, ont repris le flambeau en organisant leurs célèbres expéditions le long du Nil, dirigées par deux centurions escortés de soldats koushites et munis de sauf-conduits émis par l’ancienne cité de Méroé [la capitale de Koush]. Si l’on croit souvent, à tort, que ces campagnes avaient une vocation scientifique – localiser la source du Nil –, leur objectif était surtout politique : la conquête de Koush.
Les Africains ont presque toujours été les éléments moteurs des découvertes en Europe et en Afrique, contrairement à l’image véhiculée par certains récits, qui mettent l’accent sur le rôle des explorateurs européens “audacieux”. De nombreux émissaires et pèlerins africains ont entrepris de dangereux périples à travers l’Europe, perpétuant ainsi les coutumes politiques et culturelles de leurs pays.
Des relations suivies avec la Rome impériale
Le royaume de Koush, qui a connu son apogée au VIIe siècle avant J.-C., était l’une des grandes puissances antiques du bassin méditerranéen. Ses émissaires se sont aventurés jusqu’à Ninive, capitale du royaume d’Assyrie, au niveau de l’Irak actuel. On y a retrouvé des sceaux d’argile ornés de motifs assyriens et koushites, probablement liés au rôle joué par Koush dans les guerres qui opposaient l’Assyrie au royaume de Juda.
Les activités diplomatiques de Koush, qui ont conduit les envoyés du royaume à sillonner l’Empire romain, ont perduré jusqu’à l’époque du Bas-Empire [qui s’est achevée avec la chute de l’Empire romain d’Occident, à la fin du Ve siècle], alors que Rome et Koush étaient déjà sur le déclin.
Les royaumes nubiens, qui ont succédé à celui de Koush et qui englobaient également les territoires des Blemmyes, étaient tout aussi favorables que les Koushites au maintien de relations diplomatiques avec Rome. Les trois royaumes nubiens de Nobatie, Makurie et Alodie ont d’ailleurs accueilli deux missions religieuses venues de Constantinople en 541 et 569. Quelques années plus tard, en 573, la Makurie envoya à son tour un émissaire dans la capitale de l’Empire romain d’Orient, les bras chargés de cadeaux pour l’empereur Justin II.
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Le périple du roi nubien Moïse et de ses deux compagnons est d’autant plus extraordinaire qu’ils comptaient se rendre à Saint-Jacques-de-Compostelle, en Espagne, un site remarquable dont les Nubiens connaissaient l’existence grâce à leurs voyages passés en Terre sainte, à Chypre et en Syrie – attestés par de nombreuses sources.
Comme leurs compatriotes issus de l’élite locale, plusieurs pèlerins nubiens se sont en effet aventurés au-delà des monastères d’Afrique du Nord et d’Asie occidentale, jusqu’aux sanctuaires moins connus du sud de l’Europe.
De Palmyre à Constantinople
Et les Nubiens n’étaient pas les seuls Africains à parcourir l’Europe. En 336, des émissaires du royaume d’Aksoum, situé au niveau de l’Éthiopie et de l’Érythrée actuelles, ont rejoint les envoyés koushites et blemmyes [population nubienne] à Constantinople pour célébrer le 30e anniversaire du règne de l’empereur Constantin.
Ce n’était pas la première fois que les Aksoumites envoyaient des ambassadeurs dans une capitale romaine – d’autres diplomates avaient déjà assisté aux célébrations de la victoire d’Aurélien contre Zénobie [reine de Palmyre], en 272. Mais l’expédition de 336 constitue un événement remarquable : cette année-là, trois États africains différents furent directement impliqués dans une rencontre internationale bien au-delà de leurs propres frontières.
Aksoum était un partenaire commercial de premier plan pour Rome, notamment car les précieuses marchandises en provenance du Sri Lanka transitaient par le port aksoumite d’Adoulis avant de partir vers le nord et les ports romains de la mer Rouge. Mais il fallut attendre la fin du Ve siècle pour que l’Empire romain prenne à son tour l’initiative d’établir le contact avec Aksoum – par le biais d’un juriste épris de voyage et originaire de Thèbes –, puis l’an 530 pour qu’un empereur byzantin envoie des ambassadeurs à Aksoum.
Les Aksoumites, qui avaient dépêché des émissaires à Constantinople dès 362, répondirent à cette main tendue en envoyant deux délégations à sa cour en 532 et en 549, avant que l’essor des empires musulmans n’annonce le déclin de la domination aksoumite et byzantine sur les pourtours de la mer Rouge.
L’âge d’or d’Al-Andalus
Tandis que les empires musulmans d’Afrique concentraient leurs activités diplomatiques sur le Proche-Orient, l’émergence d’Al-Andalus (l’ensemble des territoires espagnols sous domination musulmane) au VIIIe siècle incita d’autres régions africaines, outre la Nubie et Aksoum, à partir à la découverte de l’Europe.
Dans un récit du XIIe siècle particulièrement instructif, on découvre ainsi l’arrivée de voyageurs africains dans le sud-ouest de l’Europe, peu de temps après celle des Nubiens par l’est. “Aujourd’hui, [le Ghana] est peuplé de musulmans, notamment des savants, des juristes, des lecteurs du Coran qui sont devenus des figures de référence dans leur domaine. Plusieurs de leurs dirigeants sont venus jusqu’à Al-Andalus”, écrivait le géographe andalou Al-Zuhri, qui a retracé l’adoption de l’islam dans l’empire du Ghana.
D’autres récits viennent confirmer la présence d’Africains en Espagne, notamment ceux d’Ibrahim Al-Kanemi, un intellectuel formé au Ghana, qui s’est installé en Espagne – où il est mort vers 1211 – après une brillante carrière de grammairien à Marrakech, la capitale de l’empire almohade [qui gouvernait à l’époque le Maghreb et Al-Andalus].
Des Nubiens au Royaume des Francs
L’empire d’Éthiopie, établi sur l’autre rive du continent africain, noua quant à lui des contacts directs avec les royaumes du sud de l’Europe dès le XIVe siècle, et une communauté d’intellectuels locaux finit par s’établir de façon permanente à Rome.
New Lines Magazine (Washington)
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Source : Courrier international
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