« Le mythe de l’entrepreneur génie, qui se serait fait tout seul, permet de justifier un ordre social »

Produits de leur classe sociale ou de leur environnement géographique, la plupart des entrepreneurs de la Silicon Valley ne sont pas « partis de rien », rappelle, dans un entretien au « Monde », le chercheur Anthony Galluzzo.

Le Monde – C’est une scène fondatrice qui a fait mouche. Celle du garage, dans lequel Steve Jobs, « parti de rien », aurait changé le monde en créant le concept d’ordinateur personnel et en fondant Apple. L’un de ces récits fantasmagoriques du self-made-man à l’américaine qui inondent le grand roman de notre économie, et que décortique le chercheur en sciences de gestion Anthony Galluzzo, dans son ouvrage Le Mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley (La Découverte, 232 pages, 20,50 euros).

En quoi la construction de la figure de l’entrepreneur peut-elle être qualifiée de « mythologique » ?

Au sein de la grande presse magazine et économique américaine, des ouvrages biographiques puis des documentaires, des récits se tissent depuis plus d’un siècle autour de cette figure, et notamment de certaines célébrités entrepreneuriales comme Steve Jobs ou Bill Gates. Dans ces abondantes représentations médiatiques et culturelles, se retrouvent des éléments récurrents, qui constituent un récit hégémonique : celui de l’homme créatif et héroïque, l’entrepreneur génial et solitaire qui s’est élevé à la sueur de son front à partir d’un désert. C’est devenu un mythe, en ce qu’il s’agit d’une narration sans auteur défini, mais collectivement alimentée, et tenue pour vraie.

 

Comment l’imaginaire de ce personnage de l’entrepreneur aux Etats-Unis s’est-il forgé ?

Dès le XIXe siècle, on voit apparaître les premières célébrités entrepreneuriales mondiales, les pères fondateurs de l’économie américaine que sont Andrew Carnegie, Thomas Edison ou John Davison Rockefeller. Ceux-ci vont entreprendre de faire passer leur propre récit dans les médias : ils s’emparent des possibilités du storytelling que leur permet la presse de masse, alors en pleine émergence, pour raconter leur histoire et notamment légitimer leur pouvoir. Après eux, des générations d’entrepreneurs se succèdent, en particulier, au tournant néolibéral des années 1980, celle qui sera associée à la Silicon Valley. Tout au long de ces années, cet imaginaire entrepreneurial se nourrit de – et nourrit en retour – l’idéal national américain formulé autour de la réussite individuelle.

Quelle vision du monde cette figure médiatique contribue-t-elle à diffuser ?

Derrière tous ces récits court l’idée que le marché serait un grand espace démocratique, où s’éprouveraient les individus, pour permettre l’éclosion d’une aristocratie naturelle : l’aristocratie des talents. Selon cette vision, le marché fonctionne, non pas sur une reproduction de l’hérédité, mais sur l’émergence spontanée de créateurs qui vont faire leur place grâce à leur « talent ».

Cela est appuyé par toute une littérature qui présente ces entrepreneurs stars, à l’instar de Steve Jobs, comme des génies à la supériorité naturelle. C’est une sorte de mystique innéiste : on ne s’interroge jamais sur ce qui a permis l’accession au pouvoir économique, produit en fait d’un contexte familial, d’une classe sociale, d’une géographie. Cela véhicule alors l’idée selon laquelle chacun serait pleinement responsable de sa propre réussite. Symétriquement, ceux qui ne réussissent pas sur le marché sont considérés comme « imméritants ».

Parmi les éléments de ce mythe se trouve d’ailleurs l’image centrale du self-made-man sorti du néant. Il s’agirait d’une illusion, selon vous…

Cette idée d’une élite entrepreneuriale « partie de rien », au parcours aussi souvent marqué par une fêlure originelle, est très ancienne. Les premières grandes fortunes du XIXe siècle se sont beaucoup présentées comme des hommes aux origines modestes…

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Propos recueillis par

Source : Le Monde  – (Le 03 avril 2023)

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