Dakar, nouvelle cible des trafiquants de drogue en Afrique de l’Ouest

Le Monde ReportagePlacée sur les nouvelles routes de la drogue, la capitale sénégalaise voit la consommation locale de stupéfiants flamber. A tel point qu’un centre de prise en charge des addictions, le premier du genre en Afrique de l’Ouest, y a ouvert en 2015.

« T’as une seringue pour moi ? », lance d’une voix fluette une grand-mère filiforme. Elle tend ses longs bras maigres et attrape un kit dans les mains d’un médiateur social : des lingettes désinfectantes et une seringue conditionnée, pour les jours où l’appel de l’héroïne sera trop fort. Depuis sept ans, la femme aux lèvres tatouées soigne son addiction à la poudre blanche, qu’elle sniffait, et au crack. Comme près de 300 autres usagers de drogues injectables, elle suit un traitement à base de méthadone, un substitut aux opiacés, au Centre de prise en charge intégrée des addictions (Cepiad) de Dakar.

 

Deux membres du personnel soignant s’adressent à un patient depuis une salle de soins du Centre de prise en charge intégrée des addictions de Dakar, le 20 mars 2023.

 

Perdu au cœur du labyrinthique hôpital de Fann, dans la capitale du Sénégal, l’établissement public – premier du genre en Afrique de l’Ouest – accueille en cette matinée d’hiver quinze hommes et deux femmes dans leur cinquantaine. Ils arrivent en silence par une porte dérobée, à l’abri des regards curieux. Dans un pays où même la consommation de tabac vaut une forte réprobation sociale, la structure leur offre un espace de répit salutaire. Ici, on se charrie, on s’interpelle et on chahute quand une dose de méthadone se volatilise furtivement lors des groupes de parole.

Animées par deux médiateurs, eux-mêmes anciens usagers, ces causeries libèrent et informent. « Quand un camarade pique du nez brusquement ou s’il a des difficultés respiratoires, restez avec lui et appelez les secours ! C’est qu’il fait une overdose. Et ne consommez jamais seul votre came ! », lance, en wolof, un grand échalas au visage marqué, affairé à pratiquer la position latérale de sécurité sur un volontaire couché au sol. L’instructeur novice a été formé quelques jours auparavant lors d’un atelier, il prend sa mission de partage d’informations très à cœur et n’hésite pas à rabrouer les plus dissipés.

 

Groupe de parole au Centre de prise en charge intégrée des addictions de Dakar, le 20 mars 2023.

 

Parmi eux, un architecte, un professeur d’université à la retraite, un musicien renommé et quelques chauffeurs de taxi. Leurs mises sont élégantes, soignées. « Qui pourrait s’imaginer que je suis un ex-usager de drogue ? », s’amuse presque un ancien enseignant en gestion de 64 ans, veste grise sur pantalon à pinces, mocassins en daim. Il a pourtant cheminé pendant deux décennies avec l’héroïne et la cocaïne. La première fois, c’était lors de ses années parisiennes. En 1983, l’étudiant dakarois, fumeur occasionnel de cannabis, traîne dans les squats du 19e arrondissement. « Un jour, en allant chercher de l’herbe, des copains m’ont proposé de l’héro. J’ai commencé par la sniffer, puis je suis passé à l’injection et au deal », relate-t-il sur un ton professoral. L’ancien revendeur demeure trois ans en détention à Fleury-Mérogis (Essonne) pour trafic de stupéfiants, avant d’être expulsé.

« Grande source d’inquiétude »

Après un sevrage brutal en prison, il replonge à Dakar. Un copain l’informe que « la coke et l’héro » se trouvent désormais dans la capitale sénégalaise. Il écume les points de deal de la ville, « Colombie », « Tayba », « Rue 5 », à la recherche de sa dose. Sa rechute provoque sa mort sociale, il perd son travail de consultant. « La drogue te prend tout, elle te suit partout. Tout mon argent partait dedans. J’ai même vendu mes meubles. Ma femme m’a quitté avec mes enfants. »

Il mesure aujourd’hui ce qu’il a perdu, mais savoure aussi son retour à une vie plus apaisée. Une renaissance qu’il doit en partie à l’ouverture du Cepiad, en 2015. Toujours sous méthadone, qui génère elle aussi une dépendance, il y est devenu médiateur. Sa mission : sillonner les points de consommation et distribuer du matériel d’injection pour réduire le risque infectieux. Car au Sénégal, les consommateurs de substances injectables ont neuf fois plus de chances de contracter le VIH que le reste de la population.

Combien sont-ils à travers le pays ? Faute d’études d’envergure, leur nombre est difficile à estimer. L’ONUDC, l’agence onusienne de lutte contre les stupéfiants, avance le chiffre d’« au moins 10 000 toxicomanes ». Mais ce nombre pourrait quintupler d’ici à 2024, selon l’organisme, car les cartels de drogue ont trouvé un nouveau marché. « Avant, nous observions que 5 % à 8 % de la cocaïne qui transitait par la région restait sur place. Aujourd’hui, ce taux est passé à 10 %-17 %. Cela indique qu’une base de consommateurs se développe au niveau régional, et c’est une grande source d’inquiétude », alertait, en janvier 2022, Amado Philip de Andrés, responsable de l’ONUDC pour l’Afrique de l’Ouest installé à Dakar. Rien qu’entre 2019 et 2021, 47,5 tonnes de cocaïne ont été saisies en Afrique de l’Ouest, dont 10 % au Sénégal, affirme l’office des Nations unies. L’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale affichent toutes deux une consommation de cocaïne plus élevée que la moyenne mondiale, avec 1,6 million d’usagers en 2012.

 

Dans la cour du Centre de prise en charge intégrée des addictions de Dakar, le 20 mars 2023.
Ouvert en 2015, le Centre de prise en charge intégrée des addictions de Dakar présente déjà d’importantes fissures. Ici, le 20 mars 2023.

 

Le prix des drogues illicites n’a jamais été aussi bas dans la région. Au Sénégal, un sachet d’héroïne coupée au talc ou au lait en poudre s’achète à 2 000 francs CFA (3 euros) sous le pont de Colobane, à Dakar. Le gramme de cocaïne est vendu 20 000 francs CFA ; le caillou de crack, 10 000 francs CFA. « On constate qu’elles sont très consommées dans la station balnéaire de Saly, dans l’ouest du pays, et dans la commune limitrophe de Mbour, par des jeunes femmes, des touristes, des antiquaires. Mais aussi par de jeunes marabouts. Nous leur avons aménagé un horaire spécial pour préserver leur confidentialité ici au Cepiad », indique un médiateur du centre.

Lire la suite

Coumba Kane

Dakar, envoyée spéciale

Source : Le Monde – (Le 24 mars 2023)

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page