
Afrique XXI – Parti pris · Au Mali comme au Burkina Faso, le primat donné à la réponse militaire face aux insurrections djihadistes est, sous les formes actuelles, un échec. Pour l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan, il est temps de réfléchir à d’autres voies. Une des pistes pourrait être d’établir des « zones libérées » par des armées réformées en profondeur, proches des populations et respectueuses des droits humains.
Le djihadisme au Sahel a actuellement deux caractéristiques fondamentales. Il progresse partout, non seulement dans les deux pays où il est déjà très fort (Mali et Burkina Faso) et au Niger dans les zones frontalières de l’Ouest et de l’Est, mais aussi en élargissant peu à peu ses opérations et son implantation vers le Sud (Nord musulman du Bénin, du Ghana, du Togo, de la Côte d’Ivoire). Et partout où il est présent de façon significative, dans les vastes zones rurales qui échappent désormais à l’autorité des États de la région, il impose une forme spécifique de régulation / contrôle / propagande / racket / répression / terreur – un « gouvernement indirect ».
À l’évidence, il faudrait des solutions militaires nouvelles. Il faut une restauration des services publics, un retour réel de l’État (un État protecteur et non racketteur), des projets de développement et de l’assistance humanitaire. Il faut aussi une main tendue à ceux qui acceptent de quitter les rangs djihadistes, et des négociations avec les insurgés, au moins les plus présentables, les plus aptes à des compromis, les mieux insérés au sein des populations locales, dans la mesure où les insurrections djihadistes ne sont plus uniquement des phénomènes importés comme au début (elles le restent néanmoins pour une part), mais où elles sont aussi devenues des phénomènes endogènes, recrutant significativement au sein des populations locales.
L’échec des réponses militaires conventionnelles
Jusqu’à ce jour, les réponses militaires conventionnelles ont échoué dramatiquement à enrayer la dynamique djihadiste, essentiellement au Mali et au Burkina Faso, et dans une moindre mesure au Niger. C’est un fait indéniable. Pour le Mali, du fait de l’importance qu’avait pris la force Barkhane, c’est à cette dernière que l’échec est assez naturellement imputé. Cet échec s’explique par un fonctionnement en enclave, une coopération très insuffisante avec l’armée malienne, une méconnaissance des réalités locales, des moyens lourds inefficaces, et enfin une coopération équivoque et malvenue avec des milices touarègues qui a alimenté les théories du complot déjà populaires au Mali du fait des complaisances antérieures françaises envers les indépendantistes touaregs.
Cependant, il ne faudrait pas pour autant oublier deux autres facteurs majeurs de la faillite militaire au Mali. Il y a d’abord une absence de mobilisation « réelle » de la part des forces internationales. Cette absence transparaît dans l’inaction de la Mission intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), aussi coûteuse que peu opérationnelle ; dans l’absence du G5 Sahel ; ou encore dans la faible effectivité de la force Takuba. Nous avons ensuite la situation de l’armée malienne qui est désastreuse. Cette dernière a été délaissée sous l’ancien président Alpha Oumar Konaré (1992-2002). Elle est devenue massivement corrompue, inefficace et affairiste sous Amadou Toumani Touré (2002-2012), puis laissée en l’état par Ibrahim Boubacar Keïta (2013-2020). Malgré de gros investissements extérieurs depuis 20 ans en moyens et en formations (États-Unis, Union européenne, France), les Forces armées maliennes (FAMA) sont incapables d’occuper efficacement le terrain, de faire front face aux djihadistes, et moins encore de récupérer les territoires abandonnés (bien que la propagande officielle prétende le contraire). On voit mal les livraisons d’armes russes modifier significativement la situation.
Quant au Burkina Faso, l’histoire est différente pour un résultat identique. On ne peut cette fois imputer ni à la France ni aux autres partenaires la progression djihadiste. C’est clairement la stratégie sécuritaire du régime de Blaise Compaoré qui porte la plus lourde responsabilité. L’ancien dictateur a contribué à déstabiliser la région en étant impliqué dans les trafics d’armes et d’otages et dans l’accueil de chefs des rébellions armées régionales. De surcroît, en concentrant tous les moyens sur le fameux régiment de sécurité présidentielle (RSP) chargé de sa protection, et en délaissant systématiquement le reste de l’armée (privée même de munitions), l’ancien dictateur a détruit le système militaire burkinabé. Le RSP ayant été dissous avec le retour de la démocratie, il n’est plus rien resté avec l’ancien président Roch Marc Christian Kaboré, qui n’a pas été en mesure (ou n’a pas essayé) de reconstituer une armée digne de ce nom.
Pourtant j’ai toujours pensé, et je pense encore, comme la plupart des intellectuels africains, comme la plupart des militants des ONG, comme la plupart des professionnels du développement, que la solution à la crise sahélienne ne peut être seulement militaire.
Fuite en avant
Ces insurrections radicales et sanglantes jouent sur la terreur, tout en bénéficiant de certains soutiens populaires sectoriels dans les deux pays (surtout au sein de couches sociales marginalisées ou discriminées). Dans ce contexte, seules des armées nationales fortes, efficaces, protectrices, soucieuses de se rallier les populations et proches de celles-ci peuvent reprendre l’initiative, sécuriser des espaces actuellement abandonnés, et créer un rapport de force favorable, susceptible dans un second temps d’aboutir à d’éventuelles négociations politiques avec une partie significative des insurgés. Au Mali comme au Burkina Faso, on en est très loin, et on voit bien peu de lueurs d’espoir.
Le départ des troupes françaises du Mali aurait pu être très positif, s’il avait ouvert la voie à une réforme radicale de l’armée malienne. Hélas, la politique suivie par les militaires et l’arrivée du groupe paramilitaire privé russe Wagner vont exactement dans la direction inverse. Toute réorganisation de l’armée malienne devrait passer par une lutte contre la corruption interne et l‘affairisme de sa hiérarchie (alliances avec les narcotrafiquants) – réorganisation dont on ne voit hélas aucun signe crédible à ce jour. Au contraire, le groupe Wagner est connu pour sa corruption et son affairisme (main basse sur les mines).
Toute réorganisation de l’armée malienne devrait passer par la promotion de bonnes relations avec les populations et une lutte résolue contre les sévices et les représailles. Au contraire, le groupe Wagner est connu pour sa brutalité extrême envers les populations. Son arrivée éventuelle au Burkina Faso aurait évidemment les mêmes effets délétères.
Jean-Pierre Olivier de Sardan est un anthropologue
Source : Afrique XXI
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com