
Le Monde – Abdou Traoré range soigneusement ses baskets blanches montantes avant de s’agenouiller face à la tombe. La pluie glaciale qui balaie le cimetière auvergnat en cette journée de janvier ne perturbe en rien le trentenaire, emmitouflé dans une doudoune. Il égrène son chapelet, psalmodie, se relève. Ce rituel, l’ouvrier burkinabé le répète solennellement chaque fin de semaine. « C’est une chance de vivre à Montluçon », se réjouit-il en plongeant les mains dans son jean délavé : « Les gens viennent de loin pour prier ici. Hier, un groupe d’Africains est même arrivé du Canada… »
La sous-préfecture de l’Allier doit son étonnante notoriété auprès de visiteurs lointains à Cheikh Hamahoullah, un religieux soufi né au Mali vers 1883 et mort en déportation en 1943. Depuis, sa dépouille repose au cimetière de l’Est, sur les hauteurs de la ville. Le lieu est devenu le théâtre d’un pèlerinage incessant et discret pour ses millions de disciples disséminés à travers les pays du Sahel et les diasporas en Amérique et en Europe. Par petits groupes, les fidèles viennent solliciter l’intercession de celui qu’ils considèrent comme un saint homme et un martyr fauché par la brutalité coloniale.
Son destin bascule à l’âge de 19 ans lorsque le cheikh algérien Sidi Mohammed Lakhdar le désigne comme son successeur
Né d’un père érudit mauritanien et d’une aristocrate peule malienne, Cheikh Hamahoullah (aussi orthographié « Hamallah ») a longtemps été une épine dans le pied des autorités françaises. Son destin bascule à l’âge de 19 ans lorsque le cheikh algérien Sidi Mohammed Lakhdar, représentant de la confrérie Tidjaniyya, une congrégation soufie, le désigne comme son successeur. Le début du XXe siècle marque l’essor des grands marabouts en Afrique du Nord et en Afrique de l’Ouest. Ces érudits, versés dans l’apprentissage et l’exégèse du Coran, incarnent l’autorité religieuse et morale auprès des fidèles musulmans. Ils bénéficient d’une aura et d’un culte populaire considérables. Au sein de leurs écoles, les « zawiyas », ils prêchent, enseignent, guident.
Un « agitateur » qui inquiète
Cheikh Hamahoullah émerge dans un Sahel déstabilisé par le nouvel ordre colonial. A Nioro, ville située dans l’actuel Mali et futur fief du religieux, le régime français impose sa loi en taxant, comme ailleurs dans ses possessions, le bétail, principale source de richesse pour les populations appauvries par des disettes récurrentes. Dans ce contexte social tendu, Cheikh Hamahoullah, issu d’un lignage descendant du Prophète Mahomet, voit sa réputation croître. Le guide de Nioro s’allie érudits et familles influentes de la région, à l’image de Tierno Bokar, le maître spirituel de l’écrivain Amadou Hampâté Bâ, qui lui consacrera un roman, Vie et Enseignement de Tierno Bokar, devenu un classique de la littérature.
Le « hamallisme », comme le nomme le pouvoir français, essaime loin de son berceau pour s’étendre de la Mauritanie à la Côte d’Ivoire. Au point de susciter l’inquiétude des gouverneurs coloniaux, qui qualifient le religieux d’« agitateur » et de « marabout dangereux » dans des correspondances officielles, tout en essayant de s’en faire un allié. « Lorsque les autorités françaises tentèrent de l’approcher en vue de tirer profit de son prestige et de la vénération dont il jouissait auprès des foules, il leur fit comprendre qu’il ne lui était ni licite ni possible, en tant que cheikh parlant au nom de l’islam, de donner sa caution à la colonisation », écrit l’historien Alioune Traoré, qui s’appuie sur les archives coloniales et a consacré une thèse au religieux (Cheikh Hamahoullah, homme de foi et résistant, éd. L’Harmattan, 2015).

La « zawiya » de Nioro, au Mali, en septembre 2020.
Alors que certains marabouts s’accommodent du pouvoir en place, Cheikh Hamahoullah refuse décorations et invitations officielles, d’après les sources diplomatiques citées par Alioune Traoré. Dans sa zawiya de Nioro, il décrète même le raccourcissement d’une prière liturgique centrale pour les Tidjanes, afin, dit-il, de revenir à la pratique d’origine. Ce geste provoque une profonde dissidence au sein de la confrérie et achève d’agacer les autorités coloniales, qui l’interprètent comme une forme de résistance morale à leur égard – une lecture alimentée par certains marabouts mécontents du succès grandissant du chérif de Nioro.
L’insoumission du cheikh finit par être sanctionnée. A partir de 1925, le guide religieux subit des exils successifs, d’abord à Mederdra (Mauritanie), où il est interné cinq ans, avant d’être transféré en Côte d’Ivoire et en Algérie. Il revient à Nioro près de dix ans après son premier exil, en 1936. Avant d’être de nouveau arrêté en 1941 et déporté en France suite à des troubles sanglants entre différentes factions communautaires en Mauritanie, liées à sa confrérie.
Enfermé par le régime de Vichy
Très cultivé (2,5 tonnes de livres et manuscrits seront saisis par les autorités coloniales lors de son arrestation), Cheikh Hamahoullah passe ses derniers mois de vie enfermé dans un établissement d’internement administratif en Ardèche. Cette structure héritée de la IIIe République embastille près de 600 000 dissidents politiques entre 1939 et 1946, selon l’historien militaire Vincent Giraudier. Le chérif de Nioro est détenu dans différents hôtels et châteaux réquisitionnés à Vals-les-Bains (Ardèche), où se croisent d’autres personnalités honnies du régime de Vichy, comme Vincent Auriol, Georges Mandel ou Paul Reynaud.
Source : Le Monde
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