« Plaidoyer pour la langue arabe »

Orientxxi.info  Interprète, diplomate, directrice du centre linguistique de l’Institut du monde arabe puis responsable des pages arabes d’Orient XXI, Nada Yafi publie ce 6 janvier 2023 dans notre collection chez Libertalia son Plaidoyer pour la langue arabe. Elle y décrypte avec brio la fascination-rejet dont l’arabe fait aujourd’hui l’objet en France. Extrait du chapitre VII, dans lequel elle revient sur les liens historiques et subtils de l’arabe avec les religions musulmane, mais aussi chrétienne et juive.

 

De nombreux défenseurs de la langue arabe se sont insurgés, à raison, contre l’amalgame langue/religion. Pour autant, aller trop loin dans l’affirmation que l’arabe n’a rien à voir avec la langue du Coran peut être inexact et surtout avoir des effets pervers. En voulant à tout prix dédouaner la langue arabe en l’expurgeant de tout lien avec le Coran, on jette indirectement et de manière injustifiée le discrédit sur le texte sacré des musulmans. Car enfin celui-ci n’est pas réductible à une seule lecture. Il fait l’objet de plusieurs écoles religieuses et de diverses interprétations dont certaines de nos jours se réclament même du féminisme. Loin de l’image fantasmée d’un islam monolithique, il existe une véritable « mosaïque de l’islam », pour reprendre le titre du livre d’entretiens avec Suleiman Mourad, dans un ensemble très vaste, qui dépasse de loin le monde arabe.

 

Quels liens avec le Coran ?

 

Il est important de mettre les choses en perspective. Il nous faut d’abord reconnaître que le texte du Coran établit lui-même un lien ontologique avec la langue arabe. Plusieurs versets mentionnent un Coran révélé en langue arabe : verset 2 de la sourate 12, Yussof, dite de Joseph ; verset 113 de la sourate 20 Tâha (l’un des noms du prophète) ; verset 196 de la sourate 26, Ash- Shu‘araa dite des Poètes ; verset 28 de la sourate 39, Al-Zumar dite des Groupes ; versets 3 et 44 de la sourate 41, Fussilat, dite des versets détaillés ; verset 7 de la sourate 42, Ash-Shûra, dite de la Consultation ; verset 3 de la sourate 43, Az-Zukhruf, dite de l’Ornement.

Ces versets ne sont pas négligeables. Ils donnent en effet à la langue arabe dans la religion musulmane une sorte de prééminence sur d’autres langues et fondent la notion d’intraductibilité du Coran, étroitement associée à celle d’inimitabilité, même si celle-ci a davantage trait au contenu. Comme nous l’avons déjà évoqué, les versions du Coran dans d’autres langues que l’arabe sont de manière générale considérées par les musulmans comme des « essais d’interprétation » ou des paraphrases. Un lien organique est alors établi par les fondamentalistes entre langue et langage religieux.

Le leitmotiv des versets signalés a pu être instrumentalisé par les musulmans d’origine arabe pour affirmer leur domination dans la civilisation islamique sous les Omeyyades. Au temps des Abbassides, la valorisation de l’arabe comme langue de la révélation coranique est pourtant contrebalancée, aux yeux des musulmans non arabes, notamment perses, par d’autres versets du Coran qui confortent un principe supérieur – celui de la piété et des devoirs du croyant : « Ô humains, nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous vous avons partagés en peuples et tribus afin que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble devant Dieu est le plus pieux » (sourate 49, Al-Hujurât dite des Appartements). Le terme Shu‘ûb signifiant « peuples » a été repris pour désigner la Shu‘ûbiyya, mouvement de résistance à la domination des Arabes natifs de la langue, mouvement dont la nature est complexe, mais dont le révélateur est le souhait de valoriser la langue et la culture perses. C’est ainsi du moins que le mouvement a souvent été interprété, bien que des linguistes comme Djamel Eddine Kouloughli1 insistent sur le fait que le mouvement de la Shu’ûbiyya « ne conteste pas l’hégémonie linguistique de la langue arabe, dans laquelle il exprime ses revendications, mais exige une stricte égalité entre tous les musulmans, et l’intégration, dans l’édifice culturel de la nouvelle société, des apports des vieilles cultures dont sont issus ses représentants ».

Si le Coran a été révélé en arabe, dans la péninsule Arabique, il ne peut pour autant résumer une langue qui a voyagé bien au-delà d’une région et d’une religion. Je ne ferai pas l’injure aux lecteurs de croire qu’ils ignorent la différence entre arabe et musulman, deux catégories qui peuvent se recouper mais ne sont pas identiques. Certes, les principaux lieux saints de l’islam se trouvent au Moyen-Orient (tout comme ceux des autres religions monothéistes), mais les musulmans du monde arabe ne représentent que 20 % des musulmans du monde entier ; à l’inverse, tous les Arabes ne sont pas musulmans, la région étant d’une très grande diversité en matière d’obédiences religieuses. « Il convient de noter, nous rappelle le linguiste Kouloughli, que les processus d’arabisation et d’islamisation sont foncièrement distincts : ainsi les peuples d’Iran, et une partie des Kurdes et des Berbères se sont islamisés sans s’arabiser, alors que les chrétiens d’Orient, les coptes et les juifs se sont arabisés sans changer de religion, en gardant éventuellement une langue liturgique distincte de l’arabe. »

 

Une certaine christianisation de la langue arabe

 

On attribue au Prophète de l’islam l’affirmation selon laquelle « est arabe celui qui parle l’arabe ». Il en est de même du grand juriste de l’islam sunnite, Ash-Shafi‘î, qui aurait déclaré que toute personne parlant l’arabe, ne fût-ce que quelques mots, pouvait être considérée comme arabe2. Cette attitude visait à s’opposer à toute exclusion linguistique au sein de l’islam et à affirmer comme principe cardinal l’égalité entre croyants. Une telle vision culturelle de l’identité arabe prévaudra à nouveau, détachée toutefois de sa dimension cultuelle, durant la Nahda, renaissance arabe du XIXe siècle. Si la traduction en arabe de la Bible et des textes liturgiques est attestée dès le IXe siècle, la popularisation de l’idée d’une langue arabe chrétienne en Europe est plus récente. La fondation à Rome en 1584 du collège des maronites n’y est sans doute pas étrangère, avec une « importante contribution de quelques-uns de ces maronites à la constitution de l’érudition orientaliste européenne du XVIIe siècle », comme on peut le lire sous la plume d’un chercheur espagnol, Fernando Rodriguez Mediano, dans un chapitre de l’ouvrage collectif Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe3, sous la direction de Jocelyne Dakhlia. La popularisation d’une image chrétienne de la langue dans l’esprit des Arabes eux-mêmes a surtout été l’œuvre de la renaissance arabe du XIXe siècle.

La christianisation s’accompagne parfois d’une tentative de dés-islamisation, soit par volonté de minorer l’apport de la civilisation arabo-musulmane à l’Europe, soit pour une meilleure appropriation de la langue arabe par tous ses locuteurs. Pour ce qui est de la première motivation, il m’est arrivé d’entendre, dans la bouche d’un diplomate, que l’on était redevable aux seuls chrétiens d’avoir traduit en arabe les grands textes grecs sous les Abbassides, textes dont les originaux avaient été perdus, et qui avaient pu ainsi être préservés de l’oubli et transmis par la suite à l’Europe à travers l’Andalousie. Sans eux, les musulmans n’auraient rien accompli. Cette allégation m’est revenue en mémoire à la lecture du livre de Dimitri Gutas Pensée grecque, culture arabe4, ouvrage qui constitue une référence universitaire incontestable. J’y lis ceci :

Il est certain que les chrétiens de langue syriaque ont joué un rôle fondamental dans le mouvement de traduction — les traducteurs venaient principalement mais pas exclusivement de leurs rangs — comme il est certain que sans le soutien actif de califes exceptionnels au cours des débuts de l’époque abbasside — des souverains comme Al-Mansûr, Hâroun Ar-Rachîd et Al-Maʾmûn — le mouvement de traduction aurait évolué différemment. Si les chrétiens de langue syriaque apportèrent une grande part de la compétence technique indispensable au mouvement de traduction gréco-arabe, l’initiative, la direction scientifique et la gestion du mouvement furent puisées dans le contexte créé par la société abbasside.

On voit que s’il est aisé de séparer la langue arabe de l’islam en tant que religion, il devient très difficile de la séparer de l’Islam en tant que civilisation. À propos de ce mouvement de traduction exceptionnel, qui s’est étalé sur deux cents ans, du VIIIe au Xe siècle, Gutas écrit encore :

Le soutien au mouvement de traduction transcendait toutes les divisions religieuses, ethniques, tribales, linguistiques ou de sectes. Les mécènes se recrutaient aussi bien parmi les Arabes que les non-Arabes, les musulmans que les non-musulmans, les sunnites que les chiites, les généraux que les fonctionnaires, les marchands que les propriétaires fonciers.

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Nada Yafi

Source : Orientxxi.info

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