Afriquexxi.info – Série · En 2016, Youssouf (prénom d’emprunt) a assisté à Djibo à l’émergence du groupe djihadiste Ansaroul Islam. Le policier a été à deux doigts d’arrêter son chef, Ibrahim Malam Dicko, avant qu’il mène sa première attaque et qu’il prenne le contrôle d’une partie du Soum. Dans ce témoignage inédit, il raconte la genèse de l’insurrection djihadiste au Burkina Faso.
Nous sommes le samedi 14 septembre 2019. Aujourd’hui se tient à Ouagadougou un sommet extraordinaire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Une quinzaine de chefs d’État sont attendus en grande pompe pour évoquer le problème du « terrorisme » au Sahel. Pour l’occasion, la capitale est ultra-sécurisée, il y a des barrages dans toute la ville. Au même moment, à 300 km au nord de Ouagadougou, c’est la panique. Des rumeurs font état du départ des policiers de la ville de Djibo, excédés par le manque de moyens mis à leur disposition pour lutter contre les djihadistes.
Youssouf (prénom d’emprunt) n’est pas étonné, il avait senti la chose venir. Ce policier de formation est né et a grandi à Djibo. D’un bon mètre quatre-vingt, bien portant, c’est avec nostalgie qu’il évoque ses souvenirs d’enfance : « J’ai effectué toute ma scolarité là-bas. La vie y était paisible, Les gens s’entraidaient, mangeaient ensemble. Il n’y avait pas de problème. » Selon Youssouf, la vie y était prospère : « Djibo vivait de son économie de bétail. Beaucoup d’étrangers – Ghanéens, Togolais, Nigériens, et je ne parle même pas des Maliens – venaient à Djibo. Des gens pouvaient se lever le mercredi [jour du marché, NDLA] et trouver leur compte. À la fin de la journée, ils pouvaient rentrer chez eux avec 20 000 ou 25 000 FCFA, de quoi tenir une semaine, jusqu’au prochain marché. »
À Djibo, le rapport à la religion a toujours été mesuré. Différents courants de l’islam cohabitaient. « Il y avait deux confréries : la Tidjaniya (les Doucouré) et la mosquée de Woursababé (les Cissé). Ces derniers furent les premiers à s’être installés à Djibo. » Mais au début des années 1990, l’arrivée d’un homme a tout changé : « C’était en 1991 ou en 1992, je ne sais plus. Le père de Malam Dicko est arrivé d’un village malien situé à la frontière du Burkina. »
La « révolution » d’Ibrahim Malam Dicko
Il commence par demander une parcelle de terre pour construire sa mosquée – requête qui est acceptée par les Tidjanes et les Woursababés. Avec ses discours « révolutionnaires », il cherche à déconstruire l’ordre social et n’hésite pas à s’en prendre ouvertement à ses pairs marabouts. « Dans ses prêches, il soutient qu’un marabout ne doit pas attendre d’aumône, qu’il doit travailler lui-même, qu’il ne faut pas faire de mariages fastueux avec de grosses dépenses pour ensuite vivre dans la précarité », explique Youssouf. Cela ne plaît guère aux autres confréries, d’autant qu’au fil du temps, le nombre de ses adeptes a augmenté.
Au début des années 2010, son fils Ibrahim Malam Dicko a pris la relève. Très éloquent, il était vu comme un gourou par ses adeptes : « Il prêchait du social, se remémore Youssouf. Malam disait qu’il n’est pas permis d’égorger plus de deux moutons durant les fêtes. Il avait beaucoup d’adeptes qui voyaient en ses discours une révolution au sens noble de leur islam. »
Mais les choses ont changé après un voyage de Dicko au Mali. « Il allait à Bandiagara et à Tombouctou pour parfaire sa connaissance islamique. Il allait chez un maître coranique qui s’appelait Mobogana, à Bandiagara, qui est connu pour avoir enseigné à Amadou Koufa1. Son islam est considéré comme extrémiste. Malam multipliait les allers-retours entre le Mali et Djibo. Un jour, il a emmené 40 jeunes avec lui dans son village de Soboulé [situé dans le Soum, NDLA]. À leur retour, ils ont décidé de créer une association, Al-Irchad, pour venir en aide aux personnes démunies, aux malades, aux orphelins. L’adhésion était payante. Il fallait débourser 6 000 FCFA par personne. Son association n’était pas reconnue, elle n’avait même pas de récépissé », explique Youssouf.
Cette association s’était fixé pour mission d’aider les villageois dans le besoin. Le nombre d’adhérents a augmenté jusqu’à arriver à une centaine de membres. C’est à ce moment-là que Dicko a décidé d’intégrer une dizaine de personnes « lettrées » dans son association. « Il a réussi à avoir dans chaque village environnant un délégué-représentant d’Al-Irchad. Tout cela s’est fait pacifiquement. C’était un processus de professionnalisation de son association qui lui a permis de recevoir un récépissé et d’être reconnu par l’État. » À partir de là, la « doctrine Malam » a gagné tous les villages voisins. « Et un jour, il a commencé à dire qu’il fallait arrêter l’école du blanc car elle nous fait perdre notre culture. »
« Si je prends les armes, qui est prêt à me suivre ? »
Nous sommes fin 2012 début 2013. Les services de police où officie Youssouf sont alertés car beaucoup de villageois retirent leurs enfants de l’école sans aucun motif. Au même moment, Dicko fait des allers-retours entre le Mali et le Burkina. En septembre 2013, il est arrêté avec une grosse somme d’argent à Tessalit, dans le nord du Mali, par les services de renseignements maliens et par les militaires français de l’opération Serval. Il ne sera relâché qu’en 2015.
Dès son retour à Djibo cette année-là, Ibrahim Malam Dicko commence à faire des prêches dans des radios locales où il appelle les gens à se mobiliser contre certaines pratiques. Un jour, dans une émission, il interpelle les auditeurs : « Si je prends les armes, qui est prêt à me suivre ? » À la suite de quoi l’émission a été interrompue. Dans la foulée, Dicko a été convoqué par les chefs des deux confréries et il a dû s’excuser publiquement. Mais ses appels à la révolte armée ont continué jusqu’à ce que son émission soit suspendue définitivement.
Lors de sa dernière émission, dans son prêche, il a appelé à combattre les koufar, ceux qui ne prient pas et ceux qui sont contre sa doctrine. « Puis il a prononcé cette phrase qui, pour moi, fut le tournant : “Qui est prêt à mourir pour l’Islam ?” L’antenne était ouverte, les gens appelaient et il prenait leur numéro et le nom de leur village. C’est là que nous avons compris que le ver était dans le fruit », explique Youssouf.
Selon des sources sécuritaires, après cet épisode, Dicko a emmené avec lui 46 hommes dans la forêt de Foulsaré, au Mali, pour être formés par les combattants d’Amadou Koufa. Ces hommes venaient pour la plupart de son village, Soboulé. Youssouf et ses collègues l’ont aussitôt signalé à la hiérarchie. Youssouf travaillait alors dans les services de renseignements. Il suivait tous leurs faits et gestes. « Des sources m’ont affirmé que des armes avaient été introduites dans le village de Soboulé. Selon nos renseignements, ces armes ont été acheminées via le chef d’un village voisin. Peu après, un conseiller municipal est venu me voir pour m’avertir du danger qui risquait de frapper le Nord. J’ai écrit une note à ma hiérarchie pour alerter. Mes chefs m’ont dit de suivre la situation et de régulièrement rendre compte. »
« Son tô était encore chaud »
Le 9 novembre 2016, lors d’un mariage, un des frères de Dicko est venu voir le mari. Il lui a reproché de ne pas les avoir conviés pour prêcher. Le marié s’est opposé à eux. « La nuit, aux alentours de 23 heures, le frère de Malam est revenu avec un autre combattant et ils ont tiré en l’air pour disperser l’assistance. Ce sont les premiers coups de feu de l’histoire du terrorisme à Djibo. » Le lendemain, le 10 novembre, Youssouf est venu sur les lieux avec un collègue. Ils ont pu s’entretenir avec le marié, qui leur a fait le récit de cette folle nuit.
Kalidou Sy a été correspondant pour France 24 au Burkina Faso et au Niger entre 2016 et 2022.
Source : Afriquexxi.info
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