Ma rencontre avec Hampâté Bâ

J’avais treize ans en ce matin d’un printemps vieillissant. Le collège était une toute nouvelle étape que j’entamais avec un enthousiasme débordant. Le nom d’Amadou Hampâté Bâ ne constituait alors qu’une réalité lointaine éparpillée dans mon jeune esprit. Une ombre intermittente qui planait au gré des discussions savantes des aînés du village, des citations furtives glanées à l’écoute des vieilles cassettes et à la lecture de quelques débris de textes que le hasard faisait tomber sur ma main. Rien de tel à en constituer une idée cohérente.

Mais n’était-ce pas là une envie naïve de l’esprit que de vouloir tout figer, y compris la représentation d’un homme de cette dimension ? Je ne tarderai plus à faire plus ample connaissance de ce personnage, de cet auteur, et à y découvrir un maître que je ne quitterai plus.

Il y avait de cela deux ans, mois pour mois, que mon père venait de disparaître. C’était mon interlocuteur par excellence. Mon groupe d’âge qui peinait à me `décoller’ de lui et me faire sortir (pour jouer, s’amuser ou juste à l’occasion des grandes fêtes) se consolait, dans un ton désespéré mais pas moins vindicatif, en tenant ces propos à mon égard : « Laissez-le, il est du groupe d’âge de son père !».

Le mardi 11 décembre 2001 fera retentir dans mon for intérieur le bruit assourdissant d’un vide amer, mon « groupe » devait s’évaporer laissant derrière lui le son sans écho que pousse un enfant jeté dans le puits sans fond de l’inconnu. Nous étions tous les deux malades depuis deux bonnes semaines. Il m’était impossible de ne pas sentir quelque chose d’inédit se profilait ; mais me l’avouer était impensable. Aux confins de ce mois de ramadan, à la lisière de cette journée ombrageuse de l’hiver naissant, l’inévitable allait survenir… Comme les jours précédents, la coupure du jeun ne se fut que dans la détresse ambiante. Un peu plus tard, la voix de Baaba Aamadu appela les fidèles à la prière du Nâfila.

Tout le monde sortit pour l’accomplir dehors, nous laissant ainsi en tête à tête dans la véranda, allongés sur deux matelas positionnés en équerre, et affaiblis par deux semaines de souffrance. Ce que les langues n’avaient point la force de dire, les yeux l’exprimaient à travers la lumière pourvue par la lampe à pétrole qui éclairait la pièce. Nos oreilles, quant à elles, étaient livrées à la voix impérieuse du muezzin, Baaba Aamadu, qui traduisait fidèlement les ordres de l’imam à l’attention des « suiveurs des maisons » comme ma mère, mes frères et sœurs qui ne nous quittaient plus que de quelques mètres.

Seuls dans la pièce, mon père me fixa longuement. Je ne me sentis pas devoir me limiter à ce que les conventions de politesse me permettaient, je le fixai également. Nos quatre yeux ne se quittaient plus. Comme si nous nous livrions, nous aussi, à un rituel qui nous était propre.

Les injonctions du muezzin semblaient cadencer cette entrevue insolite. Mais il m’échappait encore qu’il s’agissait là des battements d’un lugubre compte à rebours. Les raka’as tombaient par deux. Baaba Aamadu les clôturait par la formule de salutation, aussitôt on entendait les braves fidèles se relever pour entamer la marche suivante.

Vint la dernière raka’a, à peine Baaba Aamadu donnait la formule libératrice, je vis mon père toussoter et soudain, son visage jusque-là calme, poussa un appel. Il appelait ma mère qui finissait juste sa prière. Celle-ci se précipita dans la pièce et vint lui toucher le front. Au même moment, il rendit l’âme. Sa vie s’arrêtait là. La mienne restait en suspens, elle le restera bien après ma maladie. Un vieillard qui meurt c’est un orphelin qui bascule…

C’est ainsi deux ans après cet évènement capital de ma vie que je ferai connaissance avec Hampâté.

J’étais en cours d’histoire au collège-lycée de Kaédi que je venais d’intégrer les semaines précédentes. Était-ce un compliment ou une ironie ? Je ne m’en rappelle plus. Mais toujours est-il que notre professeur sortit ce vers qui m’était encore inconnu : « Aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années ».

 Il nous livra le nom de l’auteur et celui de la pièce en précisant qu’il était possible de se la procurer à la bibliothèque du lycée. Je n’avais pas encore visité la bibliothèque. Il fallait en effet tout expliquer à ces « villageois », terme dont usaient les « citadins » pour se moquer gentiment de nous autres non Kaédiens ! À la pause suivante, je demandai le chemin du temple des livres pour aller trouver Le Cid, demeure de ce vers d’une beauté intrigante. J’arrivai à l’entrée, deux hommes se tenaient à l’accueil positionné à ma droite. Je leur fis connaître l’objet de ma recherche.

 « Ah Corneille, c’est la lettre C, c’est juste devant toi » me dirent-ils en m’indiquant les étagères auxquelles je faisais face. J’avançai doucement. Devant l’abondance des livres, mes yeux faisaient multiplier mes cibles. Soudain, un nom absorba tout mon regard éparpillé et m’entraîna vers lui comme par une force mystérieuse.

J’avais devant moi, dans la section B, un alignement de livres signés par cette existence quelque peu fantômatique dont la représentation, jusque-là insaisissable, vint coloniser tout mon esprit. J’oubliai ainsi Corneille et Le Cid, je me mis à feuilleter Petit Bodiel et Kaydara. Je rentrerai ce jour avec Kaydara, après avoir sincèrement remercié la personne qui décida de placer les lettres B et C côte-à-côte dans l’alphabet ! Quant à la pièce de Corneille, elle devra attendre comme elle a déjà su le faire depuis des siècles.

À partir de ce moment, je retrouvai un autre type d’équilibre au contact de Hampâté : je ne faisais pas que lire ses œuvres, je vivais avec. Sans le savoir, je me construisais et surtout me reconstruisais dans le souffle qu’il m’avait généreusement offert. Il n’était donc pas question, et il ne l’est toujours pas, de finir un livre de Hampâté ; cela n’a aucun sens chez moi. Je le lis à volonté. Je peux réciter des passages de Kaydara, de petit Bodiel et de Njeddo Dewal, tellement ces œuvres m’ont imprégné, les ayant laissé m’adopter depuis l’enfance.

Mais en les relisant, je me sens comme un nouvel aventurier dans les merveilles d’un monde qui se dévoile dans tous ses effets, les plus surprenants et chargés de sens, le long des pages et dans chaque coin de phrase. C’est pour moi un lieu d’écoute et de parole, un interlocuteur retrouvé. Je découvrirai dans la foulée ses mémoires.

D’autres textes initiatiques me seront disponibles plus tard. Mais comme les autres, ceux-ci viennent avec le même effet, j’en suis boulimique. Réfléchir sur l’œuvre de celui qui est devenu un maître universel pour moi devint une activité chronique et une source intarissable d’inspiration. Il fut et reste ma bouée de sauvetage, mon retranchement, un lien renoué avec « mon Groupe ».

 

Mouhamadou Sy dit Pullo Gaynaako

27 décembre 2022 – Facebook

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page