« On ne veut plus entendre le mot “nègre” aux Etats-Unis »

Le retrait de la chanson « Rock’n’Roll Nigger », de Patti Smith, des plates-formes de streaming musical fin octobre relance un débat loin d’être clos sur l’utilisation de ce terme outre-Atlantique, observe dans sa chronique Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde ».

Le Monde  – Le magazine américain Rolling Stone a révélé fin octobre que la chanson culte Rock’n’roll Nigger, hurlée par Patti Smith sur l’album Easter (1978), a été discrètement retirée des sites de musique Spotify, Apple Music, Tidal, Amazon Music… A la demande de qui ? Personne ne parle. Nous pouvons néanmoins affirmer que la rockstar a fait l’objet de pressions visant à faire disparaître un tube jugé encombrant. La chanson reste écoutable sur Internet mais cet effacement fait écho au mot « nègre » que l’on ne veut plus entendre aux Etats-Unis. Et tranche avec la détermination de la musicienne à défendre sa chanson dans le passé.

Pour Patti Smith, un Nègre n’est pas un Noir, plutôt un rebelle, un génie pestiféré admis au palais mais par la porte de derrière. Dans sa chanson, elle cite Jimi Hendrix ou Jackson Pollock. Sur la pochette, elle exhibe ses poils aux aisselles. Sur scène, elle prend plaisir à répéter : « Nigger, nigger, nigger, nigger… »

Dès 1978, ses admirateurs l’accusent d’ignorer le sens d’un mot ignoble, lié à l’esclavage et au racisme. Patti Smith leur oppose trois arguments, notamment dans Rolling Stone, le 11 juillet 1996. « Souffrir ne fait pas de vous un nègre », dit-elle. Entendez : souffrir ne vous rend pas génial. Elle définit aussi une attitude punk : adopter le mot le plus blessant pour le « réinventer » et en faire « une marque de courage ». Elle explique enfin que l’artiste ne doit pas coller obligatoirement à un combat sociétal – même s’il le partage.

Le N-word, un blasphème

Mais à 75 ans, la rockeuse rimbaldienne est rattrapée par l’époque. Elle chante en ce moment à travers les Etats-Unis, mettant de côté, selon Rolling Stone, une chanson qui figurait en bonne place dans ses concerts. Si elle est une figure d’un féminisme antiraciste, elle est blanche. Cela pèse lourd dans l’effacement de sa chanson.

Ce n’est que depuis le début du XXIe siècle que des associations de défense des droits des Noirs demandent que le mot nigger ne soit plus prononcé ou écrit. Enterré en 2007, lors de « funérailles » symboliques à Detroit, il est devenu le N-word, « le mot en N », que l’on ne prononce plus tant il serait monstrueux.

Le débat sur la justesse de cet effacement est loin d’être clos, affirme le linguiste noir John McWhorter dans le New York Times du 30 avril 2021. Pour ce dernier, le N-word est devenu plus qu’une insulte, un blasphème. Ce glissement de sens est partagé par la majorité des Noirs mais heurte certains, pour qui effacer un mot ne suffit pas à supprimer un problème.

 

C’est la conviction de Barack Obama, vertement critiqué pour avoir prononcé le mot nigger en 2015. L’ancien président des Etats-Unis est sur la même ligne que le juriste et professeur de Harvard, Randall Kennedy, auteur du best-seller Nigger : The Strange Career of a Troublesome Word (« l’étrange carrière d’un mot gênant », Pantheon Books, 2003, non traduit), réédité au printemps. Randall Kennedy répète qu’il vaut mieux être noir pour défendre une thèse dont il est le champion. Selon lui, le mot nigger fait partie de la culture américaine, il change de signification selon les époques, les personnes, le contexte. Il est utilisé par les Noirs entre eux, de manière ironique ou affectueuse, par exemple dans le rap. Le mot est vivant et doit continuer de vivre.

Nombre d’incidents récents montrent aussi qu’un mot érigé au rang de blasphème ne fait pas bon ménage avec la liberté d’expression et de création. Dans L’Express du 23 juin, Randall Kennedy s’inquiète d’un mouvement « éradicationniste » sur des campus en son pays ou au Canada, où des professeurs ont été sanctionnés pour avoir prononcé le mot « nègre » alors qu’ils entendaient cerner l’ampleur du racisme.

Désordre mental généralisé

L’effacement du mot vient aussi heurter des œuvres sans que l’on sache où l’éponge va s’arrêter. En France, Dix petits nègres a été récemment rebaptisé Ils étaient dix. Beaucoup ont hurlé, mais on peut relativiser aussi, tant le mot n’a rien à voir avec l’intrigue d’Agatha Christie. Il en va autrement de deux chefs-d’œuvre de la littérature américaine, Les Aventures de Huckleberry Finn (1884), de Mark Twain, et Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (1960), de Harper Lee. Depuis une quinzaine d’années, ces classiques sont régulièrement menacés, bannis de certains Etats, d’écoles, en raison de la présence du mot « nègre » – que des éditeurs ont remplacé par « esclave ».

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Michel Guerrin

Source : Le Monde 

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