Souleymane Bachir Diagne : “La fin de l’universalisme européen sera le commencement de l’universel”

Philosophie Magazine – Invité du Festival « Et maintenant ? », organisé à la maison de la Radio ces 21 et 22 octobre, Souleymane Bachir Diagne propose ici, face aux périls du présent, de repenser l’idée d’humanité et de construire philosophiquement le concept de multilatéralisme.

Pour reprendre le titre du festival, “Et maintenant ?”, et maintenant, que peut-on espérer, que pouvons-nous faire ? Face aux périls des temps présent – guerre, crise climatique, crises sociales, crises politiques, tensions sociétales autour des violences sexistes, etc. –, que peut-on dire ? En tant que philosophe attentif à l’actualité du monde, quelle inquiétude voudriez-vous partager ?

Souleymane Bachir Diagne : Mon inquiétude est celle que partagent beaucoup sur un état du monde qui donne à voir un déclin de la démocratie pour citer le constat que fait le rapport 2022 de l’institut Varieties of Democracy, le V-Dem. Sur fond de désenchantement démocratique, la politique est devenue une guerre de tribus où les faits eux-mêmes dépendent de nos allégeances alors même que toutes les crises que vous venez de mentionner demandent que nous sachions penser ensemble, comme une société humaine, les réponses à leur apporter.

“Sur fond de désenchantement démocratique, la politique est devenue une guerre de tribus où les faits eux-mêmes dépendent de nos allégeances” Souleymane Bachir Diagne

Ces nouvelles grandes peurs sont souvent instrumentalisées par des pouvoirs autoritaires dans le monde entier faisant du ressentiment le ressort de leur puissance. Comment analysez-vous cette mécanique délétère qui, au nom même de la défense du peuple, en vient à sacrifier ses intérêts ?

Dans son livre Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment (Gallimard, 2020) dont j’ai eu le plaisir de lire récemment une version anglaise en voie de publication, Cynthia Fleury nous fait voir la puissance de ce ressort qu’est en effet le ressentiment. Il est au fondement de la tribalisation de la politique que je viens d’évoquer et permet de comprendre comment le droit de vote lui-même, fondement de la démocratie, peut être retourné contre les valeurs démocratiques. Et comment, par exemple, les classes populaires peuvent voter non pas en fonction de leurs intérêts mais contre ce qu’on leur présente comme une menace existentielle. Et pour les pouvoirs autoritaires, ce qu’Achille Mbembe a appelé une « politique de l’inimitié » est le moyen tout trouvé de souder autour d’eux l’adhésion populaire. Le ressentiment est la mamelle des populismes.

Face à ces périls, imaginez-vous une voie politique, un principe éthique, une règle existentielle, permettant de conjurer le pire ?

À une politique des tribus, d’un apartheid globalisé, la réponse doit être celle d’une politique d’humanité qui rompe avec elle. L’Afrique du Sud de Mandela et de Desmond Tutu avait vu dans une politique d’humanité telle qu’elle découle de la construction comme concept éthique et politique du mot bantou ubuntu (« réaliser ensemble notre humanité ») la manière de sortir de la logique des tribus pour aller vers une « nation arc-en-ciel ». La voie est en effet celle d’une cosmopolitique de l’humanité que l’œuvre d’Étienne Balibar nous aide à penser. S’y engager est combattre pour l’humanité contre ce qui la fragmente : les inégalités et ce que Léopold Sédar Senghor appelait « la ligne d’injustice nord/sud ».

 

“Le ressentiment est la mamelle des populismes” Souleymane Bachir Diagne

Que vous évoquent les fortes tensions qui secouent en ce moment certains pays de l’Afrique subsaharienne, l’influence grandissante de la Russie et de la Chine, la précarité énergétique et alimentaire qui touche la région, mais aussi le rejet de plus en plus explicite de la politique de l’État français sur place ?

L’Afrique d’aujourd’hui, malgré les crises qu’elle connaît, les problèmes auxquelles elle doit faire face, est un continent d’avenir. Ainsi, pour ne parler que d’un aspect, si sa démographie est un problème à résoudre aujourd’hui, c’est aussi un atout pour demain. Cela explique l’intérêt que manifestent pour le continent des États comme la Chine, la Turquie, l’Inde, la Russie…, mais aussi les États africains eux-mêmes, qui développent les investissements et les échanges internes au continent. Cela se traduit par une diversification des partenariats et une remise en question des liens privilégiés avec les anciennes puissances coloniales. Y voir l’arrivée d’influences nouvelles comme si l’Afrique n’avait que le choix des influences qu’elle subit est une perception faussée de la situation.

L’Afrique d’aujourd’hui n’entend pas être l’objet d’une nouvelle « ruée », l’ancienne étant celle qui a vu les puissances coloniales se partager le continent à la conférence de Berlin en 1884. Pour ce qui est d’un sentiment anti-français qui s’exprime avec véhémence aujourd’hui, surtout sur les réseaux sociaux dont on sait qu’ils sont le lieu de toutes les fabrications d’opinions, de manipulations et de complotismes, l’histoire coloniale en est une cause sans doute, mais ce sont des questions actuelles – dont surtout la conduite de la guerre contre le djihadisme au Sahel, qui mobilise contre une France dont le secours militaire avait pourtant été salué au début de son intervention au Mali. Il est question aujourd’hui de refonder la relation entre la France et les pays africains qui avaient été ses colonies. Une telle refondation est nécessaire en effet et devrait être une composante de la relation entre l’Afrique qui construit son unité et l’Europe.

Vous citez souvent Léopold Sédar Senghor, pour qui “l’orgueil d’être différent ne doit pas empêcher le bonheur d’être ensemble”, ou Aimé Césaire, qui défendait un universel décolonisé, dans lequel tout le monde se reconnaisse. En quoi leur approche de l’universel se rapproche-t-elle de votre propre conception entre l’universel et les singularités, de votre conception de l’universel latéral cher à Merleau-Ponty ?

Senghor comme Césaire n’ont jamais séparé leur combat contre la négation coloniale de leur « négritude », de leur affirmation de la nécessité de l’universel. Césaire disait ainsi refuser une conception carcérale de l’identité et vouloir un universel « riche de tous les particuliers » ; et la belle formule de Senghor, « mesurer l’orgueil d’être différent au bonheur d’être ensemble », indique bien également que s’il faut célébrer le pluriel des cultures et des langues comme la manifestation d’un monde décolonisé, il faut aussi se donner l’horizon de l’universel : il ne faut pas oublier que Senghor est bergsonien et teilhardien.

Ce que Césaire et lui récusent, c’est l’universalisme impérial d’une Europe qui a construit le récit de son histoire coloniale comme étant celui d’une « mission civilisatrice », et cela au nom d’un universel « vraiment universel ». Qui correspond à ce que Merleau-Ponty a appelé un « universel latéral » tel que les cultures humaines placées sur un même plan le produisent. Penser cet universel latéral c’est, au fond, construire philosophiquement le concept de multilatéralisme. La fin de l’universalisme européen sera ainsi le commencement de l’universel.

 

“Une expérience est humaine si elle se partage au-delà des frontières de nos identités” Souleymane Bachir Diagne

Henri Bergson est un philosophe qui traverse une grande partie de votre œuvre ; en quoi sa pensée vous guide-t-elle ?

Vous aurez constaté que l’essentiel de mes réponses dans notre conversation tourne autour de la notion d’une humanité à réaliser, de la société ouverte comme visée cosmopolitique. Cette notion est au cœur de la philosophie de Bergson, qui, dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), le dernier ouvrage qu’il a publié, parle de l’humanité comme sortie – « d’un bond », dit-il – des tribus. Elle guide ma réflexion sur les philosophies de ces « bergsoniens » que sont le Sénégalais catholique Léopold Sédar Senghor et le moderniste musulman Mohamed Iqbal, qui a appelé à se détourner de « l’idole de la race et de la tribu ». Elle oriente en effet mon travail.

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Propos recueillis par Jean-Marie Durand

 

 

 

 

Source : Philosophie Magazine

 

 

 

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