En Afrique du Sud, les combattantes de la liberté immortalisées par Sue Williamson

« Ces Africaines qui ont fait l’Histoire » (5/6). Dans sa série « A Few South Africans », la photographe a ravivé la mémoire des figures féminines de la lutte contre l’apartheid, reléguées au second plan par les barons de l’ANC.

 Le Monde – Le chignon est sévère, mais le regard serein et, en y regardant bien, un sourire se devine, quasiment imperceptible. Sur la photo prise en 1983 par Sue Williamson, Helen Joseph est déjà une vieille dame. Mais pour tous les militants anti-apartheid, c’est une légende. C’est elle qui a mené en 1956 la marche de 20 000 femmes de tous les groupes raciaux, sociaux et confessionnels contre les laissez-passer imposés aux Noirs par le régime raciste en Afrique du Sud. Placée en résidence surveillée, cette militante de la première heure avait échappé à plusieurs tentatives d’assassinat.

 

Toutes ces femmes de cran ont joué un rôle décisif dans la libération de leur pays, quitte à se brûler au feu de la lutte

 

Morte en 1992, un an après l’abolition de l’apartheid, Helen Joseph est l’une des dix-sept Sud-Africaines dont Sue Williamson, aujourd’hui âgée de 81 ans, ravive la mémoire avec sa série de portraits « A Few South Africans », réalisée entre 1983 et 1987.

Elles se nomment Charlotte Maxeke, première femme sud-africaine noire diplômée ; Nokukhanya Lutuli, épouse d’Albert Lutuli, l’ancien chef du Congrès national africain (ANC) et prix Nobel de la paix 1960 ; ou Jenny Curtis Schoon, jeune militante blanche tuée par une lettre piégée. Toutes ces femmes de cran ont eu cette façon singulière de tracer leur ligne – ce que les romanciers nomment un « destin ». Toutes ont joué un rôle décisif dans la libération de leur pays, quitte à se brûler au feu de la lutte.

 

Ainsi d’Annie Silinga, inlassable combattante que Sue Williamson avait connue au sein de la Fédération des femmes sud-africaines. « Elle avait dit : “Je ne porterai un laissez-passer que le jour où l’épouse du premier ministre en aura un aussi”, raconte la photographe. Elle a tenu cet engagement toute sa vie, même quand elle était âgée et malade, alors que l’obtention de ce passe lui aurait donné droit à une pension. »

L’histoire du combat contre l’apartheid, écrite par les barons de l’ANC, a relégué ces femmes au second plan. Aussi chaque portrait a-t-il valeur d’exercice d’admiration et de commémoration. « Ce que j’ai appris en faisant cette série, c’est l’incroyable force de ces femmes qui n’ont jamais flanché, confie Sue Williamson. Certaines ont passé leur vie entière séparée de leur mari, exilé ou emprisonné, en se disant “tant pis, c’est pour le bien du pays”. »

 

« On savait peu de choses sur elles »

 

Lorsqu’elle commence ce projet, la photographe mène de front pratique artistique et actions contre un régime qui piétine les droits élémentaires d’une majorité noire opprimée. En 1976, lors des émeutes de Soweto, l’ancienne journaliste rejoint un rassemblement de femmes de toutes origines qui œuvrent à faire tomber les barrières.

Un an plus tard, elle suit pendant sept jours la destruction par des agents de l’Etat de 2 000 habitations du camp de Crossroads, aux portes de la capitale. En 1981, elle milite contre la destruction des derniers logements du District 6, un quartier noir du Cap dont les habitants sont expulsés pour laisser place aux Blancs.

 

Lire : Article réservé à nos abonnés Winnie Mandela, en liberté toujours

 

C’est lors de ses visites régulières au camp de Crossroads que Sue Williamson découvre, sur les murs de ces habitats de fortune, une image qui revient régulièrement : celle, fanée, d’Elizabeth Paul, une femme – alors décédée – que les habitants révèrent comme une sainte. « Je me suis rendu compte que les gens qui comptaient auprès de la population noire étaient invisibles dans l’Afrique blanche », raconte Sue Williamson.

Avec cette femme méconnue de tous, elle lance la série « A Few South Africans ». Le dispositif des sérigraphies est immuable. Au centre, les portraits de ses héroïnes, réalisés par ses soins ou provenant de livres et de journaux alors interdits. En arrière-plan, les détails de leurs histoires. Le pourtour se réfère à la manière dont les habitants des camps encadraient leurs photos avec des emballages cadeaux colorés et des papiers peints découpés.

« Winnie Mandela », de Sue Williamson, 1983, photogravure, collage sérigraphique, 100 x 70 cm.

 

A l’époque, les visages des combattantes pour l’égalité des droits n’étaient jamais publiés dans la presse. « On savait peu de choses sur elles, on connaissait au mieux leur nom », raconte Sue Williamson.

C’est en feuilletant le mensuel Christian Science Journal que l’artiste découvre le visage de Winnie Mandela, photographiée par Peter Magubane. Prise de trois-quarts, la tête couverte d’un turban, la pasionaria de Soweto, alors bannie dans la petite ville de Brandfort, est belle à se damner. Son sourire ne dit rien de ses tourments, de sa rage, de ses errements. C’est à partir de ce portrait que Sue Williamson intégrera Winnie Mandela à sa série.

 

Hommage aux anonymes

 

Par le biais de Helen Joseph, l’artiste rencontre d’autres figures de la contestation et membres de la Fédération des femmes sud-africaines. Comme Amina Cachalia, laquelle lui présente à son tour Caroline Motsoaledi et Virginia Mngoma. Membre de l’ANC, cette dernière avait organisé en 1957 un boycott des bus, dont les prix des tickets s’étaient envolés. « Pendant trois mois, les gens sont allés à pied au travail, marchant pendant des heures, jusqu’à ce que la compagnie de bus renonce à l’augmentation des prix », raconte Sue Williamson, encore admirative.

« Virginia Mngoma », de Sue Williamson, 1984, photogravure, collage sérigraphique, 100 x 70 cm.

« Vous avez sorti nos histoires du placard et vous les avez montrées au grand jour »

 

La photographe a aussi veillé à rendre hommage aux anonymes dont la sourde résistance a fait bouger les lignes, comme ces millions d’épouses d’ouvriers contractuels qui avaient défié la loi pour vivre dans les zones urbaines où trimaient leurs maris.

Ainsi de cette mère de deux enfants, qu’elle a nommée « l’affaire 6831/21 », enveloppée dans une couverture de fortune ; constamment harcelée par la justice, elle avait fini par trouver refuge dans le camp de Crossroads. Ou de Maggie Magaba, qui avait passé sa vie au service d’un employeur blanc et de ses enfants sans jamais pouvoir vivre avec sa propre famille.

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Roxana Azimi

Sommaire de la série « Ces Africaines qui ont fait l’histoire »

 

Elles sont journalistes, cinéastes, photographes ou simples citoyennes, mais ont toutes en commun d’avoir, par leur combat, marqué l’histoire de leur pays et du continent africain. De la Côte d’Ivoire au Sénégal en passant par l’Afrique du Sud, le Nigeria et le Cameroun, Le Monde Afrique a voulu vous faire (re)découvrir le parcours de ces Africaines engagées dans la lutte contre l’apartheid, la dénonciation du système colonial ou l’émancipation des femmes. Un rôle que les récits nationaux, écrasés par la place prépondérante accordée aux hommes, ont parfois eu tendance à passer sous silence ou à minimiser.

 

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Source : Le Monde(Le 05 août 2022)

 

 

 

 

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