Bataille autour du football entre Français et Britanniques

Le journaliste et écrivain Simon Kuper, chroniqueur au « Financial Times » et installé à Paris, décrit ce qui oppose et unit les Français et les Britanniques. Aux premiers, les champions du football ; aux seconds, les meilleurs supporteurs.

A chaque samedi sa nouvelle banlieue, qui ressemble la plupart du temps à la superposition bâclée d’une ville soviétique et d’un village français défraîchi. Prenons Villejuif (Val-de-Marne) : après avoir longé des fast-foods et des immeubles d’habitation miteux, nous arrivons au stade Karl-Marx, en face de la crèche du même nom. Sur la pelouse artificielle nouvelle génération, financée par l’Etat, la hiérarchie qui a traditionnellement cours en France règne : les parents, qui ne sont que la famille, parqués derrière une barrière, à bonne distance, tandis que les agents de l’Etat – des entraîneurs dûment diplômés – président aux activités.

Des garçons de toutes les couleurs disputent des parties de football qui, généralement, sont impressionnantes. Il faut garder le score en tête, car aucun résultat final n’est promulgué du fait de l’habile stratégie mise en place par la Fédération française de football pour pacifier les matches entre jeunes joueurs. A l’heure du déjeuner, nous sommes déjà de retour à la maison, heureux de pouvoir nous réchauffer.

Ces matinées sportives m’aident à comprendre comment la France a pu remporter la Coupe du monde 2018, avec une équipe riche en joueurs issus de la banlieue parisienne. En tant que Britannique expatrié en France, je constate progressivement autre chose : si vous êtes les champions du monde sur le terrain, nous le sommes aussi, mais dans les tribunes. Les compétences cruciales que requiert le football sont réparties de façon égale entre nos deux peuples.

 

Le stade remplace la messe

 

Les Britanniques de l’époque victorienne ont inventé la plupart des sports de l’ère moderne, mais ils ne voyaient pas l’intérêt d’affronter des étrangers. C’est l’apanage des bourgeois parisiens que d’organiser les premières compétitions internationales, de la Coupe du monde de football aux Jeux olympiques. Les Britanniques continuaient joyeusement leurs pratiques sportives, en particulier à l’école, jusqu’à ce que la première ministre Margaret Thatcher ne revende des milliers de terrains de sport scolaires dans les années 1980. Si vous vous retrouvez un jour à pousser un chariot dans un supermarché au Royaume-Uni, ayez un moment de recueillement pour honorer la mémoire des innombrables buts qui, autrefois, ont sans doute été marqués à cet endroit même.

A l’époque où je termine mon cursus dans le secondaire, à Londres, à la fin des années 1980, il faut compter sur le dévouement de notre professeur de sport pour qu’il nous emmène, de temps en temps, taquiner le ballon rond sur le seul terrain du coin, plutôt boueux et situé à quarante minutes de marche. Ce n’est pas étonnant si les Britanniques ne font pas vraiment d’étincelles dans le football contemporain.

 

La relation qu’entretiennent les Français avec leur équipe championne du monde
me fait toujours penser
à un mariage dysfonctionnel

 

Mais si on parle d’« être supporteur », alors c’est un feu d’artifice. La Grande-Bretagne est imbattable sur ce plan, et on peut dire qu’elle a généré une nouvelle espèce d’hommes (et de femmes, de plus en plus présentes) : le Fan Absolu. Il n’a peut-être jamais shooté dans un ballon de sa vie, mais toute son identité se fonde sur le club qu’il soutient. A l’université, j’assiste à des conversations – dans le foyer des étudiants – qui se déroulent de cette manière :

  • Etudiant en maillot synthétique de Manchester United : « Nous sommes bons. »
  • Etudiant en maillot des Spurs de Tottenham : « Non, vous êtes nuls à chier. »
  • Etudiant en maillot de Crystal Palace : « Il a raison, Steve. Vous êtes nuls à chier. »

Leurs critiques ne portent pas exactement sur Steve en tant que personne, mais sur son club. Cependant, les deux sont inextricablement liés, et le deuxième étudiant liant « tu » et « vous » ne fait que renforcer cela. Dans ce contexte, Steve est Manchester United. De la même manière, lorsque Tottenham remporte la Coupe d’Angleterre, le supporteur des Spurs fait un véritable tour d’honneur du foyer, recevant tant de félicitations qu’on peut croire qu’il a lui-même marqué le but de la victoire.

Je soupçonne que le fait d’être fan jusqu’au point d’en faire son identité globale constitue un vestige de la révolution industrielle. En 1800, Manchester est une petite ville sans histoires, de 84 000 habitants. Peu après arrivent les premiers terriens ayant quitté leur village natal pour s’entasser dans une grande ville industrielle, atomisée et percluse de maladies. Le coturne de Marx, Friedrich Engels, fait tourner l’usine de son père dans cette ville : un endroit si violent qu’il lui inspire la création du communisme.

En 1878, un club de football nommé Newton Heath est créé près d’une ligne de chemin de fer relativement récente de Manchester. Ses joueurs sont employés par l’entreprise de carrosserie du même nom qui fournit les compagnies ferroviaires du Lancashire et du Yorkshire. Ils jouent en sabots de travail. Newton Heath est rebaptisé Manchester United en 1902 – Manchester est depuis devenue la sixième plus grande ville d’Europe avec 1,25 million d’habitants. Les Mancuniens de fraîche date retrouvent un sentiment de communauté en soutenant le club. Vous êtes un paysan irlandais et vous vous sentez perdu dans l’immensité mancunienne ? Dorénavant, vous « êtes » Manchester United. Le stade remplace la paroisse et la messe.

Pendant ce temps, de l’autre côté de la ville, la White Cross League, mouvement pour la « pureté sociale », s’efforçant de détourner les jeunes des classes ouvrières de la masturbation, contribue à fonder le club rival d’United : Manchester City. L’un des maillots originels est noir, floqué d’une grande croix blanche.

A l’instar du parterre à l’époque de Shakespeare, les supporteurs britanniques se considèrent toujours comme faisant partie du spectacle, acteurs à part entière voire coauteurs avec leurs vivats et leurs chansons. Le match lui-même laisse parfois la place aux tribunes.

A Glasgow, une blague éculée souligne la ferveur des fans pendant le derby des Rangers contre le Celtic : « Et au beau milieu de tout ça, un match de football a éclaté ! » Les supporteurs britanniques ne sont pas obsédés par la victoire ; les défaites viennent alimenter leur goût pour l’autodérision. Pendant l’époque maudite où Manchester City, reléguée dans les divisions inférieures, affrontait des clubs minuscules, ses fans faisaient résonner un chant qui clame, de manière assez surréaliste, qu’ils ne sont pas vraiment présents : We’re Not Really Here.

Après les attentats du 11-Septembre, certains médias ont mentionné l’affection d’Oussama Ben Laden, ancien gardien de but amateur, pour l’équipe d’Arsenal. Les supporteurs du club adaptent leur chanson dédiée à Patrick Vieira (« Vieira, oh oh oh oh… ») en : « Osama, oh oh oh oh ! /Il se cache près de Kaboul/Il adore Arsenal/Osama, oh oh oh oh ! »

Côté français, la fan culture n’existe guère. L’industrialisation du pays est plus tardive, et les classes ouvrières urbaines restent alors relativement petites, ce qui explique sans doute que le football met plus de temps à s’imposer. Ce phénomène d’identification au club local comme moyen d’intégration pour les travailleurs ayant laissé leurs racines dans leurs villages ancestraux ne peut s’observer en France que dans quelques rares villes historiquement prolétaires : Lens, Marseille et Saint-Etienne, par-dessus tout.

L’Ile-de-France, vivier de joueurs talentueux

 

Au XXIe siècle, deux tendances simultanées chamboulent encore plus la fan culture française. D’une part, les banlieues des grandes villes se retrouvent au centre des anxiétés françaises. D’autre part, ces mêmes banlieues sont devenues les meilleurs viviers mondiaux de talents footballistiques.

L’émergence du football en Ile-de-France est ainsi particulièrement lente, comme l’expliquent Bastien Drut et Richard Duhautois dans leur livre Sciences sociales football club (De Boeck Supérieur, 2015). Lorsque les banlieues poussent comme des champignons durant les décennies d’après-guerre, beaucoup de talents ne sont probablement pas repérés par les recruteurs. Personne n’a grandi en Ile-de-France parmi les onze titulaires de l’équipe de France qui remporte le Championnat d’Europe, en 1984.

En revanche, les champions du monde de 1998 comptent dans leurs rangs trois joueurs mémorables venant de la région parisienne : Henry, Vieira et Thuram. Et ceux qui soulèvent la coupe en 2018 ont grandi, presque pour moitié, en banlieue de Paris. Si l’on prend en compte les internationaux algériens Riyad Mahrez et Yacine Brahimi, ainsi que les nombreux internationaux sénégalais, marocains ou camerounais qui vont disputer la Coupe du monde cette année, on peut affirmer que l’Ile-de-France produit plus de joueurs talentueux que l’Asie, l’Afrique et l’Amérique du Nord réunies.

Une explication réside dans l’action de l’Etat français, qui culmine souvent dans la mise à disposition, même pour ses citoyens les plus pauvres, de terrains de sport et d’entraîneurs diplômés. Kylian Mbappé, natif de Bondy (Seine-Saint-Denis), fils et neveu d’entraîneurs de foot amateur, m’a donné son avis sur le sujet : « Les gens vivent pour le foot, et depuis longtemps, vous voyez, il y a des terrains de foot partout dans la banlieue parisienne. Je suis né avec le stade en face de ma fenêtre. »

 

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Simon Kuper

Le journaliste et écrivain chroniqueur au « Financial Times » et installé à Paris

Traduit de l’anglais par Lucas Faugère.

 

 

 

 

 

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Source : Le Monde 

 

 

 

 

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