A Londres comme à Paris, la fabrique contestée des élites

Récit « Le Royaume-Uni, la France et moi » (4/6). Le journaliste et écrivain Simon Kuper, chroniqueur au « Financial Times » et installé à Paris, décrit ce qui oppose et unit les Français et les Britanniques. Le système d’Oxford n’est pas éloigné de celui des grandes écoles françaises. Tous deux sont contestables.

Quelques jours après cette conversation, une enveloppe estampillée Oxford ou Cambridge arrive sur le paillasson de votre domicile familial. Si la lettre débute par la formule « Nous sommes heureux de vous informer que… », vous voilà intronisé membre à vie de l’élite britannique. Au cours de l’histoire, seule une infime partie des 99 % de Britanniques qui ne recevront jamais cette lettre réussit à devenir haut fonctionnaire, juge, banquier d’affaires ou politicien (sur les quinze premiers ministres britanniques depuis 1940, onze ont fait leurs études à Oxford, trois – dont Churchill – n’ont pas étudié à l’université, et Gordon Brown est allé à celle d’Edimbourg, parce que l’élite écossaise emprunte un chemin légèrement différent).

 

Petite caste héréditaire

 

Mon nouveau livre, Chums : How a Tiny Caste of Oxford Tories Took Over the UK (non traduit), se penche sur la transformation du pays en une « Oxocratie » (Cambridge ne joue qu’un rôle secondaire dans la politique britannique). J’ai une certaine fascination pour la façon dont les élites se constituent. Et je constate, après avoir habité pendant vingt ans à Paris, que l’élite française suit un chemin assez similaire.

Traditionnellement, l’élite britannique – l’élite anglaise, en réalité – est largement issue d’une petite caste héréditaire. Dans les décennies 1980 et 1990, alors que les membres de l’élite actuelle faisaient leurs études, près de la moitié des étudiants d’Oxbridge se rangeaient dans les 7 % de la population du pays auparavant scolarisés dans le privé. Et, pour les 1 % de Britanniques les plus favorisés qui vont dans des internats privés, les fameuses boarding schools, la voie d’Oxbridge est toute tracée. Ancien pensionnaire d’Eton, Boris Johnson a « intégré » Oxford aux côtés de douzaines d’anciens condisciples. Cela dit, Oxbridge s’efforce toujours de recruter aussi les meilleurs cerveaux des classes plus populaires, surtout s’ils se présentent sous l’apparence rassurante d’hommes blancs. Pour paraphraser Lyndon B. Johnson, il vaut mieux que ces hommes intelligents soient à l’intérieur de la tente de l’élite et qu’ils pissent vers l’extérieur, plutôt qu’ils soient à l’extérieur et pissent vers l’intérieur. Ainsi les premiers ministres Margaret Thatcher, Harold Wilson et Edward Heath ont-ils fait leurs études à Oxford, tout en étant issus des classes ouvrières ou de la petite bourgeoisie.

L’art d’apparaître meilleur qu’on ne l’est vraiment

 

La tradition veut aussi qu’une fois admis à Oxbridge, on n’ait plus besoin de faire trop d’efforts. Selon Jonathan Barnes, ancien tuteur de Boris Johnson pour le latin et le grec, « si vous êtes plutôt intelligent, vous pouvez vous débrouiller en cours de philo en y consacrant quelques heures par semaine. Boris se débrouillait avec zéro heure de travail par semaine, mais c’était quand même loin d’être brillant ». La plupart des disciplines ne comportent aucun cours obligatoire, qu’il soit magistral ou pas.

Dans les cursus de sciences humaines et arts (choisis par l’immense majorité de ceux qui composent aujourd’hui l’élite britannique), l’essentiel consiste à rendre un travail écrit par semaine. Ces essais portent sur n’importe quel sujet, du style « Louis XIV régnait-il vraiment sur la France tout entière ? ». Il vous suffit de choisir quelques livres (en anglais bien sûr) pour y piocher des passages pertinents – un seul peut faire l’affaire si le temps vous manque – et de pondre en une nuit blanche un essai aussi élégamment écrit que superficiel, en faisant mine de prendre à contre-pied les idées reçues sur le sujet.

Seul ou en compagnie d’un autre étudiant, vous déclamez ensuite votre essai dans la « chambre » dévolue à votre tuteur, qui soulignera telle ou telle faiblesse. L’heure suivante s’écoule au fil de vos pirouettes pour esquiver les failles. En gros, la plupart des étudiants apprennent à Oxbridge l’art de bien écrire et de bien parler : l’art d’apparaître meilleur qu’on ne l’est vraiment.

 

Les jeux de pouvoir parisiens semblent souvent ridicules à ceux
qui ne prennent pas part à la danse

 

L’élite parisienne met quand même un peu plus l’accent sur l’intelligence et le travail. Elle se recrute largement dans les rangs de la bourgeoisie intellectuelle, championne de la reproduction sociale, comme l’a analysé Pierre Bourdieu (lui-même assez inégalable sur le sujet puisque ses trois fils ont intégré l’Ecole normale supérieure).

Contrairement aux Britanniques, les Français ne deviennent membres à vie de l’élite qu’à leurs vingt ans, typiquement quand leur arrive la lettre d’admission à une grande école. Sans doute cela reflète-t-il un peu plus directement les efforts consentis que les privilèges liés à la situation familiale. Peut-être pour cette raison – et aussi parce que les Français mettent en avant la dignité là où les Britanniques privilégient la fausse modestie – les membres de l’élite française ont tendance à faire état de leur statut à chaque occasion. J’ai un faible pour les nécrologies de cette caste : mêmes brèves, on y trouve toujours une mention essentielle, « ancien élève de… ».

Tout comme l’élite londonienne, l’élite parisienne suit un parcours similaire, depuis une poignée d’institutions éducatives jusqu’à quelques quartiers précis de la capitale, où ses représentants s’installent, s’épousent entre eux et s’entraident professionnellement tout au long de leur vie. Ils s’échappent chaque été dans les résidences secondaires de leurs amis. Si, à Londres, les élites politiques, culturelles ou du monde des affaires font leurs études ensemble, à Paris, ces trois élites se sont quasiment fondues en une seule. Les faux pas entre copains – voire les crimes ! – sont traditionnellement pardonnés sans rancune.

 

Stagnation économique et sociétale

 

Votre élite est bien plus blanche que la nôtre. Dans le gouvernement britannique, du moins jusqu’à la vague de démissions du 5 juillet, les ministres de l’économie et des finances, de l’intérieur, de l’éducation et de la santé avaient des origines asiatiques ou kurdes. Et le secrétaire d’Etat aux affaires est noir. On trouve aussi parmi notre élite des outsiders tels que le Canadien Mark Carney, ancien directeur de la Banque d’Angleterre, parce que Londres fonctionne sur le langage universel qu’est devenu l’anglais, et que les Blancs anglophones issus d’anciennes colonies ne sont pas vraiment considérés comme des étrangers.

Au sein de l’élite parisienne, plus restreinte, tout le monde se ressemble et se connaît. Nombreux consacrent leur vie entière à faire étalage de leur statut, inlassablement. Je me souviens d’un salon politique, dans une maison magnifique, animé par un homme qui monologuait sans fin dès qu’il en avait l’occasion. Quand il ne soliloquait pas, il s’absorbait dans son BlackBerry sans prêter attention à ses interlocuteurs. J’avais du mal à comprendre pourquoi l’assistance s’évertuait à entretenir la conversation avec un tel égocentrique. Il m’a fallu un peu de temps pour avoir l’illumination : sans doute était-il influent sur la place parisienne. Une recherche sur Google plus tard, je découvrais qu’il était un jeune politicien en vue (aujourd’hui tombé dans l’oubli, d’ailleurs). Je le trouvais pour ma part inintéressant au possible. Les jeux de pouvoir parisiens semblent souvent ridicules à ceux qui ne prennent pas part à la danse – d’autant que les enjeux sont généralement peu importants dans un pays qui a choisi la stagnation économique et sociétale.

Aujourd’hui, l’une et l’autre élite semblent en situation d’échec. Côté français, le constat est assez récent, car elle peut se prévaloir d’une certaine réussite jusqu’au milieu de la décennie 1990. On porte à son crédit le pilotage du pays pendant les « trente glorieuses », le Minitel, qui préfigurait les usages les plus cruciaux de l’Internet à venir (les rencontres en ligne et la pornographie), les trains les plus rapides d’Europe, la création de la monnaie européenne en faisant pression sur l’Allemagne. Ajoutez le fait d’entretenir l’illusion du français comme langue internationale, et on pouvait encore récemment soutenir que les grandes écoles remplissaient leur office.

Léger vent réformiste

Ce n’est plus le cas avec la mondialisation. L’élite française est armée pour triompher au cœur de Paris, mais pas pour réussir à l’international. François Hollande a fréquenté trois institutions d’élite, mais n’a réellement découvert le monde qu’une fois élu président : sa première visite officielle en Chine était aussi son premier séjour sur place. S’il existe une élite internationale française, elle s’exporte vite à Londres, New York ou dans la Silicon Valley, et ne revient presque jamais au pays.

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Source : Le Monde 

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