France – Les préfets face au risque Le Pen

Les hauts fonctionnaires s’interrogent sur la bonne attitude à adopter dans le cas d’une victoire de l’extrême droite à l’élection présidentielle.

Le Monde – Les préfets, c’est la colonne vertébrale de la République et les bras du gouvernement. Ils savent donc tous que l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national (RN) aurait des conséquences pour eux. Certains la pressentent, d’autres l’excluent, tous en parlent. Avec prudence, entre collègues de confiance. « La réserve est l’essence de notre métier », rappelle l’un d’eux. La préfectorale est un milieu taiseux. On ne sort de la discrétion qu’en feignant l’étonnement, en toute circonstance. Car il suffit d’un doute sur la loyauté d’untel pour que son dossier rejoigne la pile du haut, au fond du placard…

Mais la situation les inquiète. Parfois au point qu’ils font eux-mêmes le parallèle avec la France de 1940 : « Je me pose beaucoup de questions. J’essaye de rester un peu calme, mais c’est pas évident. Parce que ce sera serré », anticipe ce préfet dans un soupir. Si Marine Le Pen est élue présidente de la République, le 24 avril, continuera-t-il à servir un nouveau gouvernement sans broncher ? « Depuis que je suis dans ce métier, poursuit-il, je me suis souvent demandé ce que j’aurais fait en 1940, quand Pétain a pris le pouvoir… » Silence au bout du fil. Nouveau soupir : « Je pense que je démissionnerai. »

« Il y a des conversations entre nous, confirme un préfet de l’ouest du pays. Ce n’est quand même pas une question de cinéma ou de théâtre… » Pour autant, la dizaine de ceux que Le Monde a interrogés sont réticents à en faire état. Outre le devoir de réserve, cela ne pourrait-il apparaître comme une pression sur le vote des Français ?, s’inquiètent-ils.

Double cas de conscience

Marine Le Pen n’a pourtant pas ménagé ses efforts, ces dernières années, pour s’attirer les bonnes grâces des préfets. Elle s’est opposée avec véhémence à la réforme de la haute fonction publique, annoncée en 2019, dont l’un des aspects consiste à supprimer le « corps préfectoral », ce statut particulier considéré comme une protection et une reconnaissance des servitudes de ce métier si exigeant. Elle a en outre choisi Christophe Bay, ancien préfet de l’Aube et de la Dordogne, comme directeur de campagne.

 

Mais ils ne sont pas dupes du ton conciliant adopté par la candidate du RN. Et, au reste, là n’est pas l’important à leurs yeux. « Ils sont très inquiets de ce que deviendrait leur métier si Marine Le Pen était élue », confie Gilles Clavreul, préfet en disponibilité et membre fondateur du Printemps républicain, proche de Manuel Valls. Beaucoup refusent de servir un gouvernement qui pourrait remettre en question l’Etat de droit républicain. « Je ne collaborerai pas, annonce Didier Leschi, directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Je suis dans un secteur sensible… Et on ne peut pas expliquer que la République sera toujours la même après l’élection de Le Pen. Cela me fait penser à ces historiens qui disent qu’avant guerre, avec l’arrivée au pouvoir du colonel de La Rocque, la République n’aurait pas été en danger… » Un autre assure qu’il rejoindrait sa « juridiction d’origine » si la victoire du RN se confirmait aux législatives. « Politiquement, je refuserais de mettre en œuvre sa politique », justifie-t-il. « La moitié » partirait d’emblée, jauge un troisième.

Mais partir n’empêche pas les cas de conscience. Peut-on laisser son administration en plan ? Condamner ipso facto le nouveau pouvoir à la paralysie, au chaos ? Toutes ces questions agitent le corps préfectoral. Mais, tranche Gilles Clavreul, « dire “je reste par esprit de responsabilité et pour résister”, c’est une hypocrisie indéfendable. Car c’est ce qu’ont fait ceux qui ont continué à travailler pour Vichy ». Et d’ailleurs, il l’assure : « L’idée d’une démission collective est discutée sérieusement au plus haut niveau chez les préfets. »

« La question, c’est à quel moment on rompt »

Pourtant, beaucoup envisagent bien de rester. Et ceux-là mêmes s’agacent des « postures ». Un préfet expérimenté rappelle qu’il existe « un principe de loyauté » : les hauts fonctionnaires doivent servir, certes, mais aussi être « les gardiens de l’Etat de droit ». Donc lui servira « sans état d’âme » le nouveau gouvernement élu, quel qu’il soit. Avec une condition suspensive, cependant : qu’il ne soit pas porté atteinte aux attributs de l’Etat de droit. Pour lui, annoncer a priori que l’on refusera de servir « relève de la posture mondaine. C’est méprisant vis-à-vis des électeurs et c’est indigne ». Il évoque l’ambassadeur de France à Tokyo Thierry Dana qui, en mars 2017, avait prévenu, dans une tribune publiée par Le Monde, qu’il refuserait de « servir la diplomatie du Front national », considérant que la vision de Marine Le Pen sentait « le rance ».

« J’ai une haute idée de ma fonction, explique un préfet du Sud. Partir, c’est une solution. Mais c’est laisser la place libre. Rester, c’est voir comment on peut agir. » Le préfet affecté dans l’ouest du pays reconnaît aussi être partagé. Sa position, explique-t-il, a évolué en discutant avec des confrères. Son réflexe premier était de démissionner. Mais il a fini par considérer qu’il ne pouvait rejeter, par principe, les résultats d’une élection démocratique. Il y a « aussi la responsabilité de tenir et de défendre » des valeurs quand on occupe de hautes fonctions. Alors, confie-t-il, tant que l’on ne fait pas le constat qu’il n’est plus possible de les défendre, on reste. « Mes valeurs, précise-t-il, m’imposeraient de vérifier chaque jour si les actes que l’on me demande sont conformes à la légalité républicaine. C’est l’inspiration de Jean Moulin. »

Mais jusqu’à quand ? « La question, c’est à quel moment on rompt », relève Didier Leschi. La difficulté ne réside pas dans le franchissement des lignes claires, comme le renvoi du Parlement, la suspension des élections ou la désignation des maires par les préfets, par exemple. Elle est de trouver ses limites dans une remise en cause par morceaux de l’Etat de droit. La récente polémique sur le projet de Marine Le Pen de réviser la Constitution en actionnant l’article 11 du même texte, quitte à engager une épreuve de force avec le Conseil constitutionnel, montre qu’il ne s’agit pas là d’un cas d’école.

Le préfet de l’Ouest se raccroche au droit. Dans l’action d’un président de la République, rappelle-t-il, il y a un filtre juridique : la notion d’« acte manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l’administration ». Ce serait sa boussole. Si un tel acte lui était demandé, il démissionnerait.

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Benoît Floc’h

Source : Le Monde

 

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