Sale temps pour la presse francophone en Algérie

Jadis prospères et florissants, les journaux d'expression française ont subi une chute conséquente de leurs ventes. Nombreux sont ceux qui ont d'ores et déjà cessé de paraître.

Slate – Née dans le tumulte des troubles d’octobre 1988, la presse indépendante algérienne ne survit plus que grâce à l’abnégation de ses promoteurs et journalistes, ainsi qu’à la charité de certains patrons philanthropes. Otages d’un ordre politique de plus en plus répressif, d’un modèle économique obsolète, mais aussi d’une gloutonnerie effrénée de certains éditeurs, les rédactions algéroises ne comptent plus aujourd’hui le nombre de titres qui disparaissent, sans que cela ne suscite la moindre émotion. Vingt-six titres, dont près de la moitié d’expression française, ont cessé de paraître entre 2014 et 2017.

Plus exposés que d’autres, les journaux d’expression française se réduisent comme une peau de chagrin. Au total, plus d’une quarantaine de titres ont disparu depuis les années 1990, d’Algérie-Actualité à La Tribune, en passant par La Nation, Le Quotidien d’Algérie et Le Matin.

 

Le plus grand quotidien francophone menacé de disparition

 

Alors qu’ils étaient à égalité avec les journaux de langue arabe, ils ne représentent plus qu’un tiers des 149 titres existant dans le pays. Leur tirage a baissé de 50 à 60% en quelques années. Seuls quatre ou cinq quotidiens tirent aujourd’hui à plus de 10.000 exemplaires, alors qu’ils étaient vingt-et-un en 2016. Les derniers bilans montrent des perspectives toujours plus sombres.

Celui dressé récemment par El-Watan, plus grand quotidien d’expression française en Algérie et fer de lance de la contestation politique, en est la meilleure illustration. Ce journal qui, en 2012, tirait à 163.000 exemplaires, avant de dégringoler à moins de 80.000 en 2017, ne fait plus aujourd’hui que 40.000 exemplaires, selon des sources proches de ce journal. C’est le plus haut tirage de toute la presse algérienne.

Au bord de l’asphyxie financière, ce journal a lancé un SOS. «L’on ne sait pas quelle sera la destinée d’El-Watan dans un, deux ou trois mois, peut-être moins de temps qu’espéré. Mais ce que nous pouvons vous confirmer, chers lecteurs, c’est que depuis la dernière alerte qui avait ébranlé bien des certitudes sur la situation très critique du journal au plan des équilibres financiers, celle-ci n’a fait qu’empirer pour atteindre aujourd’hui un degré d’enlisement menaçant gravement les chances de survie de la publication», lit-on dans un communiqué de ce quotidien rendu public le 23 février dernier.

Le déclin de Liberté s’est avéré plus rapide qu’on l’imaginait.

La direction du quotidien s’indigne du fait que «le quotidien national considéré comme étant parmi les plus performants, en plus d’être le plus grand tirage», se retrouve «dans un tel état de décompression économique alors que la qualité et la rigueur de son travail et le professionnalisme de son potentiel opérant devraient le destiner à un rayonnement beaucoup plus cohérent, en tout cas à une meilleure finalité commerciale si les normes économiques les plus élémentaires étaient respectées». Les responsables du quotidien accusent le pouvoir politique de vouloir lui faire payer son positionnement en faveur de la démocratie.

Pour tenter de survivre, la direction d’El-Watan se tourne vers ses lecteurs, en annonçant l’augmentation du prix de vente de 30 à 40 dinars (19 à 26 centimes d’euros). «Dans cette perspective, expliquent les auteurs du document, nos amis sauront par eux-mêmes que les 10 dinars supplémentaires qui leur seront demandés à partir du 1er mars ne sont pas un impératif de profit mais réellement un bol d’oxygène pour aérer la trésorerie.» Autrement dit, pour éviter un dépôt de bilan.

 

Cela dit, les employés de ce grand quotidien n’hésitent pas, en aparté, à pointer la mauvaise gestion de leur entreprise et l’absence d’une politique d’investissement, sans compter les luttes intestines entre ses dix-huit associés, qui se partageaient le pactole à l’époque où le journal faisait de gros bénéfices, grâce à ses ventes et ses rentrées publicitaires (provenant essentiellement d’entreprises privées, dont des concessionnaires automobiles aussi prospères que Renault ou Peugeot).

 

Les oligarques se démarquent de la presse

 

D’autres titres de la presse francophone dite indépendante comme Liberté ou Le Soir d’Algérie se débattent dans la même crise: baisse drastique des recettes publicitaires et des ventes, incapacité de concurrencer la presse en ligne, surtout que depuis celle-ci a légalement accès à la manne publicitaire étatique.

Lancé en 1990, Liberté faisait partie pendant des années de ce quarteron de journaux influents. Or, depuis le retrait en 2021 de son principal actionnaire, qui n’est autre que le patron du plus grand groupe industriel algérien, Issad Rebrab, il s’est vu contraint de lancer aussitôt un plan social pour résister à la mauvaise passe. Son tirage a baissé de 150.000 à 25.000 exemplaires en moins de cinq ans.

Le déclin de Liberté s’est avéré plus rapide qu’on l’imaginait. En effet, fin mars, nous apprenions de source sûre que ce journal, incapable de retrouver son équilibre budgétaire et de payer ses salariés, cessera de paraître au cours du mois d’avril 2022.

Les pouvoirs publics peuvent-ils sauver la presse écrite ? Théoriquement, oui, à travers deux leviers puissants qu’ils détiennent: l’Agence nationale d’édition et de publicité (Anep), qui a le monopole absolu de la publicité institutionnelle, et le fonds d’aide à la presse, lequel n’a jamais été réellement activé. D’ailleurs, à chaque fois que les gens du métier veulent savoir pourquoi, une seule réponse leur est réservée: les encarts publicitaires qui sont servis aux journaux par le biais de l’Anep –souvent de façon sélective– constitueraient, en soi, une forme d’aide de l’État.

Or, les titres bénéficiaires de la publicité publique n’en tirent qu’un infime profit, dès lors que 30% de la facture va à l’Anep (en guise de commission), 17% à la TVA, 2% au soutien au cinéma et 1% à la formation. À cela s’ajoutent les redressements fiscaux forfaitaires qui sont la hantise des éditeurs, les cotisations de la Sécurité sociale pour les collaborateurs –qui sont néanmoins peu souvent appliquées.

Interrogé par Slate, l’universitaire Redouane Boudjemaa trouve que la crise de la presse écrite algérienne a pris racine avec l’apparition, en 2012, des chaînes de télévision privées, qui ont capté les plus grosses parts de la pub, et aussi à la création de versions en ligne, avec accès gratuit aux contenus. L’amélioration du débit d’internet à partir de 2014 a fait le reste.

«Il n’y a qu’à voir la prédominance flagrante de la langue arabe sur les réseaux sociaux pour se rendre compte du recul de la langue française en Algérie.»

Kamel S., journaliste

 

Sceptique pour l’avenir de la presse écrite en Algérie, le chercheur estime que «tous les indices montrent que de nombreux titres sont voués à la disparition dans les mois ou les années à venir». Selon lui, ces titres «n’ont plus une grande marge de manœuvre et il sera, pour eux, difficile de survivre dans un climat où règnent les monopoles en tous genres, et en l’absence d’un modèle économique efficient. Celui adopté depuis les réformes de Mouloud Hamrouche, chef du gouvernement de 1990 à 1992, n’est plus adapté à la conjoncture actuelle.»

«Seul moyen pour ces journaux: ils doivent assurer leur mutation numérique», conclut notre interlocuteur.

 

Un pouvoir autiste

 

Kamel S., journaliste de la première vague et fin connaisseur du domaine, analyse le problème sous un autre angle. Il estime qu’«on n’est pas sorti de l’habitude consistant à présenter quatre ou cinq titres réputés “opposants” comme alibi de la démocratie, tout en les diluant dans un magma de 140 ou 150 titres, dans le dessein d’en atténuer l’influence».

«Dans les faits, poursuit-il, ces titres perdent leur lectorat et leur fonction d’alibi de la démocratie à cause de leur manque de professionnalisme et de leur manque d’objectivité, qui font d’eux des organes partisans, privilégiant le commentaire au détriment de l’analyse et de l’information.»

«La conséquence en est la “clochardisation” du secteur, souligne le journaliste, comme le montrent la mauvaise qualité des journaux, leur distribution défaillante et l’impression qui laisse à désirer, sans compter l’absence de lectorat pour nombre d’entre eux.»

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Mussa Acher — Édité par Thomas Messias

 

 

 

 

 

Source : Slate (France)

 

 

 

 

 

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