Merci de respecter les cheveux des Noires et des Noirs

Notre perception de l’esthétique et de la beauté relève de lourdes pesanteurs sociales et historiques.

 

En 2014, le sujet des cheveux d’Audrey Pulvar avait enflammé les réseaux sociaux: elle s’était présentée publiquement sans les avoir lissés. Quatre ans plus tard, alors qu’elle participe au LH Forum 2018, colloque sur l’économie positive organisé les 28 et 29 septembre derniers au Havre, la journaliste se fait interpeller sur Twitter. La ou le propriétaire du compte «French WHITE TV» (@FrenchNewstv, suspendu depuis) s’en prend aux tresses d’Audrey Pulvar, qui a plus habitué son public au cheveu brushé.

On a le droit, en tant que noir.e de changer de coiffure, quand on veut ?🤔 Les Go et les gars, postez vos photos et montrez aux idiots étroits d’esprit que noir.e ne signifie pas uniformité de couleur, de choix, d’esthétique…. Apparemment certain.e.s l’ignorent encore ! #2018

Un débat qui pourrait sembler superficiel, mais qui montre combien notre perception de l’esthétique et de la beauté relève de lourdes pesanteurs sociales et historiques.

La brutale rencontre des esclavagistes européens et des Africains bientôt déportés a construit un rapport de force dont les conséquences sont toujours visibles aujourd’hui. J’évoque ici l’esclavage transatlantique. Contrairement à celui qui avait déjà cours sur le continent africain, il théorise les rapports raciaux et essentialise les divers groupes ethniques africains comme étant «les Noirs». Ce rapport de domination des désormais «Blancs» sur les «Noirs» s’est inscrit jusque dans la valorisation des traits corporels caractéristiques d’un groupe par rapport à l’autre. Ainsi, les traits physiques des colons «civilisés» ont été associés au raffinement et à la beauté tandis que ceux des esclaves et des colonisés «sauvages» sont devenus ceux de la laideur, sertie d’une connotation démoniaque.

Triple fracture

 

Parmi ces traits, le cheveu. Les cheveux frisés et crépus ou afro sont considérés comme les marqueurs raciaux des personnes d’ascendance africaine, bien que tous les afro-descendants n’aient pas les cheveux crépus tout comme certains non-afro peuvent avoir les cheveux très frisés. Il ne s’agit donc pas, dans ce texte, de coiffure afro mais de texture afro. Je n’élaborerai pas l’énumération historique des coiffures africaines qui est tout à fait hors sujet, car je m’intéresse à la construction du rapport à la texture du cheveu crépu dans les pays dits occidentaux, et à sa dimension politique dont les conséquences sont toujours perceptibles en France.

Comme l’explique la sociologue Juliette Sméralda, autrice des ouvrages francophones de référence sur les cheveux crépus, l’esclavage a bouleversé le rapport des Noires et des Noirs à leurs cheveux à tout jamais. D’une part parce que les esclaves intériorisaient la conception péjorative que les esclavagistes avaient de leurs corps, et rejetaient peu à peu la nature même de leurs cheveux. De l’autre parce que la rupture avec le continent africain a produit une fracture à la fois temporelle, matérielle et mémorielle.

Fracture temporelle, car elle a déstructuré la temporalité du rapport aux cheveux. Alors que de nombreuses sociétés africaines conféraient une place importante à la coiffure et de ce fait, lui attribuaient un temps de réalisation et d’entretien conséquent, le rythme de travail imposé par l’esclavage ne l’a plus permis. Fracture matérielle, car les Africaines et Africains ont été déportés loin d’un environnement dont la nature leur donnait la possibilité de soigner corps et cheveux. Par ailleurs, le traitement cruel qui les enfermait dans les cales négrières, sans le nécessaire dévolu à leur hygiène corporelle et capillaire, a brisé le lien avec des routines séculaires. Fracture mémorielle enfin, car le savoir forgé au fil des siècles s’est peu à peu perdu dans la distance: la maîtrise des pratiques ancestrales et élaborées s’est étiolée, tandis qu’une stratégie de camouflage grossière derrière un chiffon s’est répandue chez les femmes.

«Si le cheveu se coiffait facilement au moyen du peigne offert par le maître, alors il s’agissait d’un bon cheveu»

Dans ses travaux, Juliette Sméralda rappelle que les colons, lorsqu’ils concèdaient aux esclaves le droit d’entretenir leurs cheveux, le faisaient dans leurs termes. Les accessoires africains n’étant plus disponibles, des brosses et des peignes destinés à des cheveux lisses leur étaient proposés: «Dès lors, le peigne européen sera regardé par ces derniers comme l’accessoire à l’aune duquel se décernera le label de bon ou de mauvais cheveu: si le cheveu se coiffait facilement au moyen du peigne offert par le maître, alors il s’agissait d’un bon cheveu. Si au contraire l’opération était rendue trop difficile par les dents trop serrées de ce peigne, alors il s’agissait d’un mauvais cheveu. Lorsque les dents du peigne se cassaient, le diagnostic de mauvais cheveu se voyait renforcé. Ces détails triviaux finirent par occuper une place décisive dans la nouvelle culture esthétique des esclaves».

On retrouvera d’ailleurs le stigmate de cette dévalorisation en Afrique du Sud où pendant l’apartheid, le «test du crayon» permettait de déterminer le groupe racial d’un individu. On plaçait un crayon dans les cheveux d’une personne. S’il ne tombait pas, elle était considérée comme noire et s’il tombait, elle était blanche.

Invention plus qu’imitation

 

Les femmes esclaves trouvèrent toutefois des moyens de fabriquer des soins (à base de beurre ou de graisses animales, par exemple) et détournèrent des accessoires comme les fourchettes de table pour démêler et tresser leur chevelure. Mais la couverture permanente du cheveu ainsi «soustrait aux considérations méprisantes» devint la norme et le symbole même de la femme esclave. De manière circonscrite, la présentation des cheveux des femmes noires a pu être règlementée. Lorsque la Louisiane était la propriété de l’Espagne, les colons espagnols, alarmés par le nombre de Noirs libres (du fait des métissages), ont recherché le moyen de maintenir la distinction entre Noirs et Blancs. Ainsi le gouverneur Esteban Rodríguez Miró a imposé à toute femme noire –libre ou non– de masquer ses cheveux et de «veiller à ne pas attirer d’attention excessive à leur accoutrement». C’est ainsi que sont nés les tignons (dont le nom est inspiré du mot français de chignon), ces coiffes majestueuses permettant aux femmes noires de contourner l’injonction à la discrétion pour au contraire montrer leur splendeur.

Malgré la distance avec les savoirs africains, de nouveaux codes capillaires verront le jour et des formes de tressage seront élaborées, dans les Antilles françaises par exemple, et dotées d’une codification particulière.

Au début du XXe siècle, le défrisage des cheveux faisait l’objet d’un véritable engouement aux États-Unis, sous l’impulsion de l’Afro-Américaine Madam C.J. Walker (1867-1919). Celle-ci a fait fortune en développant une ligne de produits capillaires spécifiques pour les cheveux des Noires et des Noirs, et est ainsi devenue la première millionnaire self-made-woman. En pleine ségrégation, la question de la présentation de ces cheveux honnis par la société dominante était cruciale. On retrouve d’ailleurs cette préoccupation pour le cheveu lisse dans de nombreuses productions de la culture populaire et dans la presse noire. Dans son autobiographie, Malcolm X dresse la description d’une scène où il expérimente son douloureux premier défrisage.

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Rokhaya Diallo

Source : Slate

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