Courrier international – Sur le Sahara occidental, Madrid a choisi de réjouir Rabat et d’irriter Alger. Pourtant, par son soutien au plan marocain pour une autonomie du territoire, l’Espagne a surtout pris une décision risquée pour elle-même, analyse dans “Middle East Eye” ce journaliste marocain censuré dans son pays.
Dans cette affaire de revirement de la position historique espagnole sur le Sahara occidental, il y a les faits. Et il y a les interprétations.
Les faits sont les suivants. Dans ce sempiternel conflit, le gouvernement espagnol vient d’abandonner sa traditionnelle neutralité active, vieille de plusieurs décennies, pour épouser la position marocaine.
La proposition de Rabat pour régler définitivement cette question est l’octroi d’une autonomie. Il faut dire qu’il ne s’agit pas ici d’une généreuse autonomie à l’espagnole avec ses larges prérogatives. Le régime alaouite [la dynastie marocaine régnante] continuerait à contrôler étroitement l’ancienne colonie.
Ce brutal revirement espagnol a son importance car il risque de provoquer un effet d’entraînement des autres États de l’Union européenne, et aussi parce que pour les Nations unies, l’Espagne reste la puissance administrative du territoire – le Maroc étant un administrateur de fait – tant qu’un référendum d’autodétermination n’a pas eu lieu.
Cette initiative espagnole (une lettre envoyée par Pedro Sánchez, le président socialiste du gouvernement espagnol, au roi du Maroc) a pris tout le monde de court.
À commencer par les Nations unies, dont le porte-parole, Stéphane Dujarric, vient de rappeler timidement que le conflit doit être résolu dans le cadre d’un processus politique sous les directives de l’ONU.
Et surtout, la classe politique de la péninsule Ibérique, de gauche comme de droite, qui a condamné, pour une fois à l’unisson, la décision de Sánchez d’abandonner une “deuxième fois” aux Marocains cette ancienne province espagnole (la première fois, c’était en 1975, lors de l’accord de partition du Sahara occidental entre le Maroc et la Mauritanie).
Les alliés gouvernementaux de M. Sánchez et ses soutiens parlementaires l’ont fait bruyamment savoir en accusant l’exécutif d’avoir cédé au “chantage” du Maroc.
Ça, ce sont les faits. Maintenant, viennent les interprétations.
Que s’est-il passé pour que Sánchez, un ancien défenseur des indépendantistes sahraouis, étrille une position consensuelle vieille de quarante-six ans et torde le cou au programme de son propre parti au risque de se mettre à dos ses partenaires politiques et l’Algérie, un “allié stratégique”, dit-on au ministère espagnol des Affaires étrangères ?
Premièrement, il y avait la nécessité, assure-t-on à Madrid, avec la guerre qui fait rage en Ukraine, de ne pas avoir deux fronts ouverts à la fois. Le russe et le marocain.
Comme si l’Espagne avait une position prépondérante dans les structures de l’Otan. Comme si les sautillements diplomatiques marocains pouvaient être perçus comme constitutifs d’un véritable front.
Deuxièmement, pour Madrid, la coopération avec le Maroc en matière de lutte contre l’immigration illégale est capitale.
Troisièmement, on évoque une légère pression américaine sur Pedro Sánchez pour qu’il se montre conciliant envers les revendications marocaines.
C’est très probable, car les Américains se sont impliqués diplomatiquement pour convaincre l’Algérie de rouvrir le gazoduc Maghreb Europe (GME) reliant l’Algérie à l’Espagne à travers le Maroc.
La vice-secrétaire d’État américaine, Wendy Sherman, s’est déplacée personnellement à Alger dans le cadre d’une tournée qui l’a emmenée à Rabat et à Madrid. Sans succès.
Quelques heures avant que le Maroc n’annonce la décision espagnole de reconnaître le plan d’autonomie marocain, Alger répondait par une fin de non-recevoir à la demande américaine.
Mais toutes ces interprétations ne peuvent pas expliquer entièrement la démesure, selon l’immense majorité des analystes espagnols, du revirement espagnol, d’autant plus qu’en Espagne, l’électeur socialiste, celui de Pedro Sánchez, est celui, avec les autres sympathisants de gauche, qui communie le plus avec les indépendantistes sahraouis.
Il y a quelque chose de mystérieux dans ce revirement. Car fâcher l’Algérie, premier fournisseur de gaz de l’Espagne, a quelque chose de “descabellado” (fou), s’inquiètent certains commentateurs, qui mettent en avant la vulnérabilité énergétique de leur pays. Le rappel par l’Algérie de son ambassadeur à Madrid en a rajouté une couche.
Intransigeance algérienne, inflexibilité marocaine
Il y a peut-être quelque chose de vrai, et aussi beaucoup de faux, dans ces commentaires. Mais l’important réside dans l’incapacité du gouvernement espagnol à comprendre l’idiosyncrasie – un mot qu’affectionnent les Espagnols – du makhzen [le pouvoir marocain], et celle des dirigeants algériens.
Le Palais royal marocain ne va renoncer à rien et ne cédera rien à l’Espagne. Après le Sahara, viendra le tour de Ceuta et Melilla [enclaves espagnoles en territoire marocain], aujourd’hui asphyxiées économiquement. Melilla a été privée en 2018 de sa douane, vieille de plusieurs décennies, sans que le gouvernement Sánchez ne proteste.
Le régime de Mohammed VI, comme celui de Hassan II, ne comprend que les rapports de force. La “Marche verte” de 1975 [grande marche partie du Maroc vers le Sahara espagnol, lancée par le roi marocain Hassan II dans le but de le récupérer] et l’assaut [migratoire] organisé contre Ceuta en mai 2021 sont l’expression de cette politique musclée.
Pour montrer qui est le maître du timing, le Palais royal marocain – et non la Moncloa [le palais de la Moncloa constitue la résidence officielle du chef du gouvernement] – a annoncé en premier le revirement espagnol.
Apparemment, ni Pedro Sánchez ni le petit groupe qui gravite autour de lui n’était au courant que la lettre envoyée par le président du gouvernement au roi Mohammed VI il y a quelque temps – et non pas le jour même, comme on semble le croire en Espagne – allait être rendue publique par les Marocains, sans en aviser les Espagnols.
La vice-présidente du gouvernement espagnol, Yolanda Díaz, s’est déclarée surprise et frustrée par l’annonce, dont elle répète n’avoir pas eu connaissance avant que les Marocains n’en fassent écho dans la presse.
Et le ministre espagnol des Relations extérieures, José Manuel Albares, qui était en visite à Barcelone, a dû organiser dans l’urgence une conférence de presse pour confirmer l’annonce de Rabat. Selon des témoins, M. Albares semblait avoir été pris au dépourvu. Il s’attendait sûrement à ce que l’annonce se fasse en concertation avec les Marocains.
L’autre idiosyncrasie que ne comprennent pas les hôtes de la Moncloa est algérienne. Quand on lui a posé la question sur de probables représailles des Algériens après l’acceptation du plan d’autonomie, le ministre Albares a fait semblant de croire que la manne financière qu’Alger allait accumuler en augmentant les livraisons de gaz à l’Europe devrait l’empêcher de commettre l’irréparable : priver Madrid de son approvisionnement en gaz.
Or si les Algériens, qui ont coutume de prendre leur temps avant de prendre des décisions de portée majeure, ne vont pas fermer le robinet de Medgaz, le gazoduc qui relie l’Algérie à l’Espagne, ils vont à coup sûr privilégier, dans un futur proche, le Transmed, le gazoduc qui relie leur pays à l’Italie.
Quant aux futurs investissements conjoints hispano-algériens, ils risquent de pâtir de cette colère algérienne qui monte chaque jour, si on regarde de près les interpellations et les annonces du côté d’Alger.
L’ancien ambassadeur d’Espagne à Rabat, Jorge Dezcallar, qui fut aussi l’ancien patron des services secrets espagnols (CNI), vient d’écrire un article d’opinion dans le quotidien El País.
Ce connaisseur du Maroc et du makhzen, concepteur du fameux “matelas d’intérêts” (tant qu’il existe de gros investissements espagnols au Maroc, le pays ne se lancera pas dans des hostilités envers Madrid), se pose la question de savoir si la décision de Pedro Sánchez est un acte réfléchi ou une bêtise. Et il semble plutôt pencher pour la seconde option.
Middle East Eye (Londres)
Source : Courrier international