Le Monde – Confrontée à une menace quasi existentielle avec l’invasion de l’Ukraine à ses portes par la Russie de Vladimir Poutine, l’Union européenne (UE), géant économique et nain géopolitique, a décidé, dimanche 27 février, de faire un saut longtemps impensable dans le domaine de la défense. Pour la première fois, les Vingt-Sept vont en effet, faciliter la délivrance d’armes létales en débloquant 450 millions d’euros pour l’envoi d’une assistance militaire à l’Ukraine en guerre. Lundi, dans un nouveau message vidéo, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a pour sa part exhorté l’UE à intégré « sans délai » son pays dans l’espace communautaire, « via une procédure spéciale ».
La somme, d’un montant inédit, servira à rembourser les Etats membres qui ont déjà livré de l’armement à Kiev et à inciter d’autres à le faire. « On abuse sans doute du terme historique, mais nous avons réagi d’une manière qui a surpris les Européens et les Russes eux-mêmes » : Josep Borrell, le haut représentant de l’UE n’avait sans doute pas tort, dimanche soir, après une réunion – en visioconférence – des ministres des affaires étrangères des Etats membres, de souligner qu’un tournant dans l’histoire de l’UE était survenu. Les services du chef de la diplomatie européenne évoquaient, dimanche après-midi, la fourniture de munitions, de systèmes de défense antiaériens, d’armes antichars ; mais M. Borrell parlait même, dans la soirée, de la mise à la disposition de l’armée ukrainienne d’avions de chasse.
Une aide dans le domaine de la cyberdéfense sera également apportée aux autorités de Kiev. Une réunion, lundi, des ministres de la défense de l’UE, devait concrétiser ce plan et déterminer le rôle de la Pologne comme base logistique pour le transfert des équipements. Une somme de 50 millions d’euros sera, par ailleurs, débloquée pour la fourniture de carburant, de matériels de protection et d’une aide médicale d’urgence.
Ce montant sera, comme celui des sommes engagées dans l’assistance militaire, prélevé sur la « facilité européenne de paix », un instrument financier doté de 5 milliards d’euros. Un outil bien mal nommé, en l’occurrence ? « Non, pour assurer la paix en Europe, il faut soutenir la résistance ukrainienne », commente un diplomate.
Deux grandes difficultés
Aider la « résistance ukrainienne » pour faire pression sur la Russie, telle est l’arrière-pensée des Européens. « La réalité, c’est que le rapport de force est tellement disproportionné que beaucoup dépendra au fond de la manière dont le président [russe Vladimir] Poutine fera ses calculs. (…) Le sujet, c’est d’augmenter le coût de la guerre de telle manière qu’il soit contraint à revoir ses plans, et donc calcule qu’au fond, il ne faut pas prendre Kiev. Il le payera trop cher », indiquait l’Elysée samedi soir, après une nouvelle conversation entre le président Emmanuel Macron et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky : « Nous apportons à l’Ukraine un soutien qui, nous l’espérons, obligera le président Poutine à cesser les opérations militaires, à accepter un cessez-le-feu qui permettra de reprendre le dialogue, mais dans des conditions qui devront être satisfaisantes pour les Ukrainiens. »
En réalité, les Ukrainiens ont adressé depuis plusieurs mois des demandes d’envois d’équipements militaires aux alliés européens, et cela avant même le début de la crise à l’automne 2021. Certains Etats membres, comme les Baltes, y ont répondu favorablement ; d’autres ont longtemps décliné, à l’instar de l’Allemagne, avant de changer de doctrine depuis l’offensive de Vladimir Poutine.
En ce moment, les demandes arrivent « tous les jours » de Kiev, selon nos informations. L’enjeu pour les Alliés est dès lors de parvenir à se les répartir. Il y a deux difficultés principales. La première est d’avoir les stocks disponibles des matériels demandés, or certains pays sont eux-mêmes pauvres, par exemple en munitions. L’autre est de s’assurer de la compatibilité et surtout de la maîtrise de ces armements par les Ukrainiens ; impossible dans la configuration actuelle d’envoyer des équipements sur lesquels les Ukrainiens ne seraient pas déjà formés. Reste à savoir aussi si ces matériels, malgré les annonces, pourront bien arriver jusqu’à leurs destinataires, et dans des délais utiles ; actuellement, les seules voies d’accès au territoire ukrainien sont terrestres.
Côté français, l’Elysée a fait savoir samedi que la France avait décidé « la livraison additionnelle d’équipements défensifs aux autorités ukrainiennes, ainsi qu’un soutien en carburant ». Un communiqué qui tranche avec la discrétion que Paris entretenait encore fin janvier sur ce sujet sensible, où, sans nier étudier des demandes ukrainiennes, on indiquait rester vigilant sur le circuit de contrôle de ces « cessions » d’équipements – le terme technique pour les désigner. Ce samedi, contrairement à d’autres pays, l’Elysée n’a pas précisé la nature des équipements qui seront livrés. Une façon d’éviter d’exposer publiquement les faiblesses de l’armée ukrainienne.
Procédures ultra-accélérées
Les autorités de Kiev ne cachent cependant pas leur besoin en systèmes de défense antiaériens. Globalement, il apparaît, selon nos informations, que les demandes concernent principalement des missiles sol-air, des missiles antichars, des « moyens électroniques » divers, des capacités de déminage, ainsi que des protections individuelles. Les cessions françaises auraient fait l’objet de procédures ultra-accélérées.
Même urgence en Belgique, où le premier ministre Alexander De Croo s’est entretenu samedi soir avec le président Zelensky, au lendemain de l’annonce par son gouvernement de la fourniture de 2 000 mitrailleuses et de 3 800 tonnes de fuel à l’armée ukrainienne. Les Pays-Bas ont quant à eux décidé samedi d’envoyer 400 missiles et cinquante lance-missiles de fabrication allemande susceptibles de détruire des chars et des blindés. La Haye enverra également 200 missiles aériens Stinger d’une portée de 5 km. Le gouvernement négocie également avec Berlin l’envoi en Slovaquie d’un système de défense avec des missiles Patriot, susceptible d’intercepter et de détruire avions, hélicoptères, ainsi que des missiles balistiques et de croisière.
Le Portugal a annoncé dans un bref communiqué, samedi soir, qu’« à la demande des autorités ukrainiennes », le pays « mettra à disposition des équipements militaires tels que gilets, casques, lunettes de vision nocturne, grenades et munitions de différents calibres, radios portables complètes, répéteurs analogiques et fusils automatiques G3 ». Samedi, en marge d’une manifestation contre la guerre, le président Marcelo Rebelo de Sousa a déclaré que « tout ce qu’il est légitime de faire » face à l’invasion russe et pour aider le peuple ukrainien, « la communauté internationale le fera », tout en soulignant que certaines sanctions mettront du temps à s’appliquer.
Le gouvernement espagnol a envoyé vingt tonnes de matériel sanitaire, destiné à couvrir des besoins de médecine de guerre, ainsi que de l’équipement de protection, comprenant des gilets pare-balles et des casques. Comme la question est sensible au sein de la coalition du socialiste Pedro Sanchez, aucun armement offensif n’a été inclus dans ce convoi, parti dimanche, à bord de deux avions militaires, en direction de la Pologne.
De son côté, la Suède a annoncé qu’elle allait envoyer 5 000 lance roquettes antichars, 5 000 casques et autant d’armures et 135 000 rations alimentaires. Elle va aussi donner 50 millions d’euros. C’est la première fois, depuis l’entrée en guerre de la Finlande contre l’URSS en 1939, que Stockholm envoie des armes à un pays en guerre.
Washington débloque une nouvelle enveloppe d’aide militaire
L’effort européen est à mettre en regard des annonces faites aux Etats-Unis. Samedi, Washington a annoncé le déblocage d’une nouvelle enveloppe d’aide militaire, à hauteur de 350 millions de dollars (313 millions d’euros), portant ainsi le total à 1 milliard de dollars sur un an. Reste encore à trouver les voies les plus judicieuses d’acheminement. Notamment pour l’essence.
Il s’agit là, côté américain, d’une accélération spectaculaire, soutenue par le Congrès. Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie, Washington a fourni une assistance sécuritaire exceptionnelle à l’Ukraine. Il s’agissait à la fois de moderniser ses équipements, d’améliorer son organisation, de renforcer ce qu’on appelle l’interopérabilité avec l’OTAN. Le montant total de cette aide s’est élevé, jusqu’à 2021, à 2,7 milliards de dollars. En 2018 et en 2019, 360 missiles Javelin ont été ainsi obtenus par l’Ukraine.
Les Etats-Unis ont été les premiers, avec la Turquie, à apporter une aide militaire supplémentaire à l’Ukraine dans cette crise. Il s’agit d’armes automatiques, de munitions, d’obus de mortier et d’artillerie, de missiles guidés antichars. Connaissant la vaste supériorité de l’armée russe en termes d’effectifs et de capacités de frappes, l’idée était de permettre une résistance aussi longue que possible pour contrecarrer une éventuelle offensive. La Maison Blanche a toujours publiquement assuré qu’il n’y aurait aucune implication directe dans ce conflit. Mais il est très probable que les capacités américaines de renseignement, notamment par satellites, sont au service de cette résistance ukrainienne.
Le Royaume-Uni n’est pas en reste. Et n’a pas attendu l’invasion pour médiatiser son soutien militaire. Le ministre britannique de la défense Ben Wallace s’est encore engagé ces derniers jours à davantage aider l’Ukraine, en fournissant un soutien « humanitaire et militaire », comprenant des « munitions et des armes antichars ». Londres a aussi proposé de conduire des « opérations logistiques » pour aider à l’acheminement de ces aides. Ben Wallace n’est cependant pas entré dans les détails, ni aucune autre source au ministère de la défense, jusqu’à présent, « pour ne pas affaiblir l’Ukraine » en livrant des informations sensibles, avait précisé, le 25 février, M. Wallace sur la chaîne Sky News.
Zelensky salue cette large mobilisation
Le Royaume-Uni avait été l’un des premiers pays européens, en janvier, à envoyer 2 000 NLAW (Next Generation Light Antichar Weapons), des missiles antichars portables. Par ailleurs, dimanche, sur la BBC, la ministre des affaires étrangères Liz Truss a dit qu’elle soutenait les Britanniques qui décideraient de partir combattre aux côtés des Ukrainiens. « C’est une décision personnelle. Les Ukrainiens luttent pour la liberté et la démocratie, pas seulement pour l’Ukraine, mais pour l’ensemble de l’Europe. Si des gens veulent soutenir cette lutte, absolument, je les soutiendrais dans leur démarche. »
Depuis Kiev, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a salué cette large mobilisation. « Nous recevons des armes, des médicaments, de la nourriture, du carburant, de l’argent. Une coalition internationale forte s’est formée pour soutenir l’Ukraine, une coalition antiguerre », a-t-il dit dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux.
Par ailleurs, les Vingt-Sept ont adopté d’autres décisions, dimanche, dont l’interdiction de « la machine médiatique du Kremlin », a indiqué la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, en visant la chaîne Russia Today et l’agence de presse Sputnik. Tout l’espace aérien de l’UE sera aussi fermé aux appareils russes « y compris les jets des oligarques ». Les noms de vingt personnalités (« militaires, businessmen, désinformateurs et facilitateurs de l’invasion ») devaient être ajoutés lundi à la liste des Russes sanctionnés. « On va attaquer au portefeuille ceux qui soutiennent Poutine », a commenté M. Borrell.
Source : Le Monde
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